Avec toujours un si savant amalgame de la fiction et de la réalité historique, avec cette détonante capacité à en interroger les frontières, avec ce martèlement d’une écriture aussi sèche que son univers romanesque est prolifique et complexe, James Ellroy happe le lecteur dans le Los Angeles en guerre, juste après Pearl Harbor. Magouilles et manipulations, crapuleries et exécutions sommaires prennent cependant ici une hauteur mythologique. La tempête qui vient ou la quête, quasi wagnérienne, de l’or comme motif à cette humanité si sombre et, in fine, si belle dans ses désirs inassouvis.
Se rendre soudain compte que je n’ai jusqu’ici jamais écrit sur James Ellroy. Difficile pourtant d’éluder sa présence, ses innovations formelles et son ambition et maîtrise stylistique quand on s’intéresse au polar, ou simplement à la littérature. Je me souviens encore de la révélation que fut pour moi la trilogie American Underworld : une façon véritablement littéraire de prendre en charge l’Histoire, de l’intégrer aux élucubrations paranoïaques de ses multiples personnages, d’en faire la matière première de leur manipulation et, pour l’auteur, l’occasion d’une grande variation de discours, de tordre la langue pour qu’elle unisse ce qui finit par apparaître comme une vision singulière du monde. James Ellroy est aujourd’hui lancé dans un nouveau quatuor de Los Angeles. Après Perfidia, éblouissant de maîtrise, le maître retrouve, me semble-t-il, une certaine tension policière qui tend son récit vers une complexité un peu moins grande. L’œuvre d’Ellroy est catégoriquement vertigineuse : dans ses opus précédents, il m’est arrivé de me sentir égaré. Notamment dans American Death Trip quand sa multitude de personnages, tous d’un caractère fort similaire, se trouve soudain attribué de surnoms, il devient extrêmement difficile de s’y retrouver. Mais c’est si bon. Une des meilleures façon de dépasser les codes du polar me paraît d’en finir avec cette exigence de tout comprendre, que tout s’explique pour redevenir rassurant.
Voilà pour l’intuition. Voici pour la réinterprétation fictive.
Dès les premières pages de La tempête qui vient on reconnaît le style Ellroy (des K pour montrer la Klanification de la population, un emprunt de termes étrangers, un monologue intérieur ainsi révélé par l’emploi de syllabes aaacentuées, des jeux de mots douteux sur le nom des personnages historiques comme avec le rituel Franklin Deloyal Rosenberg). On reconnaît surtout son frappé sans cadeaux ni complaisance. Les personnages sont mis à nu, leurs motivations ne se jouent pas de faux-semblant contrairement à leurs incessantes et malveillantes manipulations de la réalité. On picole, s’envoie de l’opium ou de la trepine et le lecteur se retrouve face aux pulsions les plus basses, les plus humaines. « Nous sommes le résultat final de nos curiosités et de leur satisfaction. » ou encore « Récurrence psychique. Convergence confondante. » Le lecteur découvre ceci (pardon pour le pastiche mais Ellroy excelle à rendre la description objective faite par des flics habitués à penser en termes de rapport) : un affrontement entre Dudley Smith et Elmer Jackson à propos d’un braquage de train des années auparavant, des réserves d’or et d’une conférence entre la Russie et les Nazi pour préparer l’après-guerre. Joan Conville et Kay Lake y sont les femmes puissantes, malheureuses de leurs manipulations. Hormis le plaisir de la circulation des personnages qui reviennent de roman en roman, qui donne furieusement envie de relire l’intégrale d’Ellroy pour mieux en comprendre le devenir, La tempête qui vient tient par la force de son intrigue. Ellroy joue sur son rythme, sur la complexification de son ancrage historique : il importe peu je crois de déterminer la vérité historique paranoïaque de ce qu’il raconte tant on se laisse prendre par la fièvre de l’or qui s’empare de tous ces personnages qui mènent une enquête parallèle et antagoniste. La tempête qui vient en distille les révélations et les interprétations avec un diabolique sens du rythme. Comme dans Perfidia, nous retrouvons le superbe personnage de Hideo Ashida, la persécution de la population japonaise après Pearl Harbor. Son savoir scientifique, sa façon de « ventriloquer » les paroles probables des meurtriers ou de mettre en route ses arrêts sur images pour recomposer une scène de crime, concourent à la très jolie élaboration policière de ce roman qui se révèle qu’au bout de ses presque 700 pages.
C’est bizarre. Ça lui chatouille les couilles. Ça lui démange le manche. Ça lui gratte le cul. Ça le fait réfléchir.
Comme toujours chez Ellroy, le grand plaisir du lecteur est de se retrouver dans un véritable inconfort morale. Pour ses personnages, les jugements de valeurs sont une vue de l’esprit face à la nécessité de survivre. Le grand talent du romancier est que jamais on ne parvient à deviner son point de vue. Pour la leçon de morale on repassera. La guerre devient le moment de tous les excès et pour l’auteur d’une peinture âpre et sans concession de son pays. L’emprise de l’extrême droite suprémascite ne date pas d’hier. Ellroy parvient toujours à en inventer de nouvelles manifestations. Être bien renseigné c’est sans doute se payer le luxe de jouer avec la vérité des faits établis. À partir d’un vers de WH Auden, Ellroy déploie une façon de confondre Kamerad et Tovarich, de pointer les similitudes entre militants d’extrême-gauche et militant d’extrême droite. Les extrêmes se rencontrent, ce discours et le relativisme morale qu’il induit me paraît un peu court. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne repose pas sur un fond de vérité et, surtout, que ce n’est pas un diabolique ressort dramatique. Le grand méchant se cache derrière ces deux identités à la fois sympathisant nazi et communiste. J’avoue avoir découvert dans ce magnifique roman l’existence des synarquistas, des malades fachos et cathos tradis prêts à tout pour chasser la menace rouge. « Les ragots de comptoir, les faits réels, les révélations, les infos majeurs. » Mieux que personne, Ellroy amalgame pulsion et fantasme, fétichisme et désir de revanche comme les ressorts tragiques de son intrigue. Dudley Smith devient fétichiste des costumes nazis et veut installer son commerce cradingue d’immigrés Japonnais ou Mexicain, Ashida est toujours attiré par la brutalité de ce flic corrompu, Elmer Jackson veut retrouver la vérité sur son frère disparu dans un incendie conçu comme une prophétie politique, Joan Conville veut venger son père. Sur un fond de Wagner, avec en arrière-plan la projection du remake porno de la Nuit des longs couteaux par Orson Welles, tout ce beau monde s’affronte et se déchire. Le lecteur, malgré lui tant le polar doit exposer au mal et à la fascination qu’il exerce, est happé. Vraiment, un super polar.
Un grand merci à Rivages Noir pour l’envoi de ce roman.
La tempête qui vient (trad : Sophie Aslanides et Jean-Paul Gratias, 698 pages, 24 euros 50)
J’aime bien ta chronique, ça compense le côté « lèche-bottes » de La Grande Librairie… (oui, j’y ai vu le passage récent d’Ellroy)
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Merci. J’avais commencé à l’entendre sur France Q mais j’ai coupé. Je craignais de trop en apprendre. Ce qui est sûr c’est que c’est un immense écrivain.
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Il a un boulard énorme, j’espère que c’est mérité xD
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Et dire que je n’ai jamais lu Ellroy. Peut-être par peur de m’y perdre. J’avoue que cette critique foisonnante, à l’image du roman ici chroniqué, semble-t-il, me donne envie d’y plonger.
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J’aimerai citer de nouveau ton extrait du roman….. pour terminer ainsi… « ça me fait réfléchir » et m’incite à faire un nouveau tour chez mon libraire….
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Tu m’as donné envie de le lire. Je le rajoute à ma PAL ! 🙂
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Un de mes auteurs favoris de polars US actuels… ! Merci. 🙂
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Merci pour votre chronique ! Je suis d’accord. Un Ellroy se mérite et celui-là peut-être plus que les autres… Mais une fois qu’on est pris, on ne peut plus le lâcher. Comme toujours, j’ai été fasciné par son style, sa maitrise des intrigues qui s’entrecroisent et celle du cadre historique, la somme des personnages (tous très bien caractérisés, avec une mention spéciale pour les femmes et la folie du loup Dudley), sa capacité à fouiller nos entrailles sans se mentir en se gardant de nous assommer de la moindre considération morale (même si notre représentation de l’humanité en sort déprimée, mais ce n’est pas pour rien qu’il s’agit d’un roman noir…). Tous ces éléments (et bien d’autres !) nous bousculent pour faire de ce roman une expérience unique et donc un grand moment littéraire.
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