Récit rythmé sur le flottement de notre rapport mystérieux, inacceptable, à notre propre corps. L’odeur du chlore offre d’abord une très belle réflexion sur la modélisation sociale et architecturale du corps. Dans de très courts chapitres, Irma Pelatan plonge le lecteur dans ses souvenirs des entraînements dans une piscine dessinée par Le Corbusier. Les traumas alors remontent mais, comme dans une piscine, ne limitent pas l’espoir porté par cette très belle confession.
Dans ce très bref récit, moins d’une centaine de pages, Irma Pelatan remplit entièrement le si exigeant programme des Éditions de la Contre Allée : une attention particulière portée aux histoires et aux parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels. L’odeur du chlore le fait avec la grâce d’une nageuse. Si on ne craignait d’abuser de la métaphore natatoire que la très fine réflexion sociale et politique de ce récit intervient telle une respiration, la tête hors de l’eau un mouvement sur trois comme au crawl. En très peu de mots, comme un hors-cadre perçu sans avoir besoin de davantage de description, Irma Pelatan parvient à évoquer tout le contexte de ses entraînements au début des années 90 : une compétition inquiétante, la solidarité aussi qui survit dans ces banlieues rouges, l’éducation par le sport, le soutien discret des bénévoles, la montée aussi de Le Pen. Le récit de L’odeur du chlore se déroule à Firminy-Vert où Le Corbusier entama la construction d’un collectif d’habitation. Sans avoir à insister, en n’en parlant à peine, Irma Pelatan dessine ce territoire : un accent pied-noir, la crise dans le bassin stéphanois, la vie telle qu’elle passe, ordinaire, sans pathos mais avec une vraie beauté. Sur le même territoire et avec la même acuité, nous pensons aux Nouvelles de la ferraille et du vent d’Hédi Cherchour.
On vit dans un faux récit et l’oubli est bien commode. {…] Tu fais des efforts désespérés pour que le récit tienne, pour que le monde ne se déchire pas comme une poche, pour ne pas te retrouver nu face aux autres dévêtus, face à leur jugement, face à cette chose dans ton corps dont tu ne sais que faire, face au pantin ridicule dont jamais tu te défais.
Au fond, le récit social est une fausseté, une construction qui n’apparaît jamais aussi clairement que le corps en déborde. De partout, obstinément. Dans L’odeur du chlore la piscine devient la matrice de ce rapport nécessairement faussée au corps. Le sport dans toute son ambivalence. Sans grande originalité, il m’a toujours semblé que sa pratique n’échappait pas au culte du moi, à celui de la performance. Irma Pelatan en souligne d’ailleurs les débordements fascisants. Je ne veux pas me noyer dans un sujet que je maîtrise mal mais on sait les sympathies vaguement fascistes du Corbu. Elles apparaissent vaguement dans cet homme idéal qui modélise toute son architecture. Un homme d’un mètre quatre-vingt-trois… La narratrice perçoit ce décalage dans la hauteur des patères. Ce Modulor n’apparaît pas tant que ça. Irma Pelatan parvient à donner une incarnation sensuelle et sensitive à ce reflet architectural. Un couloir courbe qui donne un « intense sentiment de retrouvailles, d’apaisement. » retrouvé, « bien plus tard, adulte, en faisant l’amour. » Baigné dans le nimbe des souvenirs d’enfance, L’odeur du chlore communique aussi ce sentiment de mesure, « le territoire du sans objet, la flottaison. » , « l’espace mentale de la voix, du rythme pur.»
On n’apprenait pas à nager, on apprenait à faire avec. À utiliser la limite à notre profit. {…} Dix-huit mètres de nage véritable. Le reste sert à faire avec la limite.
Ceux qui ont pratiqué un tant soit peu la natation connaisse son angoisse du bord, la mémorisation de l’espace de la piscine pour ne pas s’y cogner. Apprendre à culbuter pour repartir, après un passage en boule, d’une nouvelle impulsion. C’est d’ailleurs un peu ce mouvement qu’imprime l’autrice à chacun de ses courts chapitres. Une sorte de pirouette pour mieux repartir. L’enfance se termine, on comprend qu’il « y avait du mort dans nos rapports aux autres. » La piscine de Corbu n’est pas de lui, elle finit par être rebaptisée du nom de l’architecte ayant achevé ses plans laissés à la mort, par noyade, du grand architecte. On pressent, au passage, ici une symbolique un rien appuyée. Certes, celle imposée par la vie elle-même. La piscine devait être un temple pour le corps et être construite en regard d’une église. Elle restera inachevée. Ou plutôt comme ce faux-discours accepté par la narratrice pour se conformer à cette exigence sociale qui, progressivement, lui apparaît comme une douloureuse impossibilité. Le discours est hanté par la catastrophe, cette certitude de la fin et de la mort
Mais toute l’éducation reposait sur cette conception d’un monde qui soudain finir, se déchirer comme une poche. Nous étions terrifiés. Nous rêvions. Il faudrait tant d’années pour désapprendre, pour défaire cette vision du monde, pour désobéir.
Nous soulignons pour montrer à quel point ce déchirement, cette conscience sociale de la fin d’une époque, hante ce magnifique texte. Le corps de la narratrice déborde. Il devient alors politique. Objet d’une résistance douloureuse, l’obésité la rattrape et devient le signe d’une quête d’une place à soi. Irma Pelatan en parle bien mieux que je ne saurais le faire. En dépit du traumatisme, un viol raconté comme un débordement d’encre et d’émotion, la recherche d’un buvard pour éponger, le corps continue à exister, à ressentir ses joies et ses peines, ordinaires, quotidiennes, insurmontables. Tout l’espoir, l’apaisement contenu dans L’odeur du chlore tient, en partie, à des incises, des « tu sais.» Le corps est un pantin dont, bien souvent, la voix intérieure nous insulte. Irma Pelatan nous transmet une manière de malgré tout l’habiter, d’en accepter les limites.
Un grand merci aux éditions de La Contre Allée pour l’envoi de ce roman qui vient d’être récompenser par le prix Hors Concours.
L’odeur du chlore (98 pages, 13 euros)