Les conséquences de la perte, les reconstructions de soi dans un monde nomade, protégé en apparence du malheur. Avec une écriture jamais aussi pertinente que lorsqu’elle évoque la sauvagerie, Patrice Gain décrit une fatale expédition en rafting et surtout les dissimulations par lesquels chaque membre maladroitement y survit. Le sourire du scorpion plein de sèches et justes notations psychologiques et surtout la spirale du soupçon justifié puis les dangerosités de la vengeance.
Une grande partie du roman consiste, au fond, à évoquer la rupture de la perfection, la douloureuse irruption du réel pour des personnages qui, soigneusement, se maintiennent à la marge d’une vie dite réelle parce que salariale, sédentaire, bien rangée. Il s’agit souvent de préserver l’illusion d’une autre façon d’appréhender le monde. Dans Le sourire du Scorpion, Patrice Gain décrit par petites touches, comme on fait progresser l’intrigue, la vie nomade de Tom et de toute sa famille. Le choix de Tom, quinze ans et encore embarrassé de ses rondeurs enfantines, permet cette révélation en douceur. Tom, encore enfant, très lié à sa jumelle Luna qui n’a pas les mêmes timidités, perçoit en décalage son monde. Une façon pour l’auteur de se distinguer de ses encombrants modèles. La Tara et ses gorges, ses rapides, la Ferme de l’Air où loin de tout on se reconstruit. Avec son narrateur encore incertain, en lent apprentissage de la mort (très belle scène d’enterrement de sa chienne où il reconnaît l’inexorable de la disparition), Patrice Gain échappe à la fausse rudesse des survivants (le cliché les veut anciens combattants) souvent au centre du Nature Writing. Nous n’aurons pas ici de confrontation d’un cynisme défensif à l’indifférence de la nature. Le sourire du Scorpion se joue aussi d’une autre référence immanquable : Délivrance. Tom lit sans fin ce livre, cherche des preuves, rejoue la disparition de son père dans un désir, finalement fondé, de l’expliquer. Après cette expédition malheureuse (notons à quel point l’auteur sait en rendre l’entraînement comme par un rapide), Luna, Tom et sa mère se réfugie dans un lieu indistinct avec Goran, leur guide, sans doute quelque part dans les Alpilles. Le nom de Giono vient immédiatement à l’esprit. Le sourire du scorpion en fait la preuve de la duplicité de Goran. Tel un héros de Giono, il plante des sapins. Des branches à même le sol, sans la moindre possibilité de bouturage.
Le sourire du Scorpion joue de ses ellipses, souligne aussi l’isolement. Les souffrances du retour à l’école, son impossibilité à prendre en compte d’autre cheminement de vie, le soutien malgré tout d’un maître d’apprentissage. Le monde de la marginalité, les saisons en camions, les secours des médecines alternatives, sont alors saisis dans la perfection de ce qui est perdu. Plus que dans l’aspect criminel, ce roman touche quand il met en scène la reconstruction, cette réalité autre élaborée entre ardeur et déni. La mère de Tom se laisse séduire, Luna sa sœur se lance dans des escalades éperdues, fuit ses traumas dans la brisure de la cellule familiale. Tom se laisse rattraper par l’isolement de son quotidien. Patrice Gain parvient alors à transmuer la révélation en une autre forme de violence. Le sourire du Scorpion devient alors un vrai roman noir dans son absence de rédemption. Une de ses très belles questions est de cerner le souvenir de la violence : un bourreau conserve-t-il l’image ou la culpabilité de ses victimes, une victime oublie-t-elle ses souffrances ? Ou chacun survit-il avec l’ombre-portée de cette violence dont personne ne se remet ? La révélation de la vérité apporte-t-elle la moindre consolation ? Rien qu’une très douloureuse manière de passer à autre chose.
Merci aux éditions Le mot et le reste pour l’envoi de ce roman.
Le sourire du scorpion (206 pages, 19 euros)
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