Elmet Fiona Mozley

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Somptueuse tragédie au contact de la nature, du flottement, de la violence aussi mais surtout d’un sens de la communauté jamais aussi possible que dans la recréation et la résistance. Par son récit de la fuite de sa famille, par le très joli point de vue incertain de son narrateur Daniel, par la précision de ses notations psychologiques, sensuelles, Elmet  perpétue l’invention d’une terre de lutte et d’écart. Dans une prose délicate et précise, limpide, Fiona Mozley signe un conte pour chanter la beauté de nos failles.

Avant de souligner la curieuse, et insignifiante, coïncidence crée entre Le sourire du Scorpion de Patrice Gain et Elmet qui aborde presque les mêmes thèmes (perte et reconstruction, fin des verts paradis enfantin) sur une trame quasi identique, une comparaison parfaitement flatteuse ne m’a pas quitté tout au long de ce très impressionnant roman : on pense, c’est dire, souvent à John Burnside pour l’équilibre dans l’empathie pour les dingues magnifiques mis en scène, une façon d’aborder de front, sans pathos, la perte et d’en faire la substance de nos vies. Fiona Mozley parvient à dire la part de gauchissement de la réalité, sa face sombre si vous voulez, qui constitue l’essence de nos jours. On pourrait d’abord l’appréhender dans cette capture de la violence à laquelle, sans jamais n’y adhérer, Elmet donne un reflet, une intelligence, une compréhension.

À réaliser mon aspiration par des personnages que je m’invente. {…} Mais ce qui compte pour moi ce n’est pas la réalisation, c’est l’intérêt. L’intérêt pour le monde à travers les rôles que je m’invente.

L’autrice, et il convient de souligner cet exploit, parvient à rendre compte de l’irruption de la violence dans des scènes millimétrées, à peine commentées ou seulement dans l’incertitude qu’elles éveillent chez Daniel. Son père gagne sa subsistance, minimale tant il tend vers une sauvage autonomie, dans des combats clandestins. Plus encore que les scènes de cul, les scènes de baston sont souvent de jolis ratages où se devinent les fixations mal comprises, voire malsaines, de l’auteur. Le sexe est presque absent du roman (il fait deux apparitions silencieuses des plus saisissantes dans une scène de viol insoutenable d’être hors cadre et dans une autre d’un échange maladroit de tendresse dont Fiona Mozley restitue magnifiquement le flottement), la violence par contre est montrée avec une réussite digne des plus grands auteurs de romans noirs. Pour ne rien dire de l’éprouvant et ardent dénouement tragique, parlons de la scène percutante de combat, jamais si bien décrite tant elle sert à ne pas dire l’horreur du hors-cadre qui va précipiter le drame. « Je sais maintenant qu’il nous avait lié à tout ce qu’il respectait et craignait à la fois. » Fiona Mozley montre la montée de la violence, sa libération d’une propension latente au refus et au retrait. Le père de Daniel et de Cathy est avant tout en lutte contre le monde, il veut préserver ses enfants de ses failles. Un inadapté magnifique dont la violence se transmet étrangement : la fille, attirée vers l’extérieure, ne s’y soustrait pas en dépit de la maladresse de son corps adolescent en pleine croissance ; le fils se tourne vers l’introspection et le ressassement. Rien n’occulte l’inexorable de cette violence. Elmet, dans la meilleure tradition de la tragédie, propose une purgation des passions. Chacun invente les mauvaises réponses à la violence qu’il aurait aux tréfonds de lui. Avec un peu moins de prétention, on peut aussi penser que Fiona Mozley élude la fascination pour la violence en se départissant totalement de ses encombrants mythes viriles. Dans le genre, Daniel incarne un très joli flottement dans l’autrice sait faire une incarnation de la perte. Livré à lui-même, il s’habille comme sa mère, montre son ventre dans des T-Shirt trop courts, se laisse pousser ongles et cheveux, réclame et réinvente un héritage.

J’avais l’impression que beaucoup de choses venaient de là, et qui si quelqu’un pensait suffisamment à ces instants, l’avenir serait réglé avant même de commencer, mais en mieux.

Daniel parle ici d’une scène où sa sœur exerce une violence défensive, une scène où s’annonce le dénouement et dont Elmet fait la véritable tension dramatique. Il s’agirait pour l’autrice d’inventer la possibilité que les choses se passent autrement, que le dénouement ne soit pas aussi tragique. Le récit est entrecoupé de courts chapitres où Daniel raconte sa fuite, la recherche de sa sœur. Elmet, du nom d’un ancien royaume celte, encercle alors l’invention d’une terre mythique, d’une forêt (celle du Yorkshire, celle de Robin des bois) qui « regorgerait d’histoires brisées qui tombaient en cascades, pourrissaient puis se reformaient de façon à mieux ressurgir dans nos vies. » Toute la grande beauté de ce roman, sa nécessité même, est alors d’inscrire une certaine mémoire des luttes « dans la morale de la poésie. » La famille de Daniel s’installe sur une terre inexploitée, un héritage maternel en déshérence, il en fait, comme on disait à une époque heureusement utopiste, une Zone d’Autonomie Temporaire. Très vite, bien sûr, les ennuis s’accumulent. Mais qu’importe tant qu’il reste la possibilité de raconter autrement nos histoires. Une lutte acharnée contre le « nouvel ordre des choses » qui nous éloigne de l’avenir que nous rêvé, imaginé, imploré, pour lequel il avait prié et s’était battu. Une vraie sympathie pour ces mots de l’autrice prononcés par un ancien syndicalistes qui parvient à organiser le combat contre un magnat local. La beauté surgit là aussi et Elmet parvient toujours à incarner dans des détails et des scènes très bien sentis.



Merci aux éditions Joelle Losfled pour l’envoi de ce roman.

Elmet ( trad : Lætitia Devaux, 237 pages, 19 euros)

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