Salvodor 1944, les tourbillons d’une insurrection et sa violente répression par Hernández Martínez, le « sorcier nazi ». Horacio Castellanos Moya rend la substance de cet événement, l’impact collectif et personnel, dans une alternance de points de vue et de registres, entre le journal d’Haydée et le récit, burlesque et dont le drame est tu, de la fuite de son fils. La mémoire tyrannique offre une manière de fouiller dans les poubelles de l’histoire pour en saluer la résistance obstinée.
Il faut bien l’admettre, la lecture de ce roman laisse en permanence face à un sentiment que quelque chose nous échappe : des rémanences inconscientes, des destins qui se croisent, un tourbillon de noms qui échappent. À la fin du roman, le lecteur trouvera une explication à ce sentiment délicieux d’être un peu perdu : La mémoire tyrannique s’introduit dans un cycle de roman dont la construction semble complexe. Une comédie dite inhumaine qui, en référence à Balzac, suit la famille Aragón sans aucun doute à travers les soubresauts de l’histoire et nos façons d’y survivre. L’ensemble de l’œuvre est indéniablement à découvrir pour le portait ainsi dépeint d’un pays dont il me faut bien admettre savoir si peu.
On pourrait continuer l’approche de ce livre par la référence à Balzac. Castellanos Moya lui emprunte, outre on le devine les personnages récurrents, ce réalisme obstiné à reconstruire un passé, la succession des personnages qui l’ont subi. Sans surplomb ni explication, jamais. Au plus prêt de la perception douloureuse, absurde, si quotidienne au sens de notre attachement au détail qui font notre existence, que peuvent en avoir les protagonistes. Dans le cadre, disons, de la sage familiale, l’auteur excelle dans le portrait en creux. La littérature ne voit – c’est entendu – que des disparus ou des absents. Peut-être est-ce d’ailleurs le prix pour une tension vers l’universel : celui de la répétition des dictatures militaires, de leur renversement avec le soutien de l’allié américain intéressé, avec aussi ces révolutions de palais dont La mémoire tyrannique parvient à nous montrer les négociations économiques, à demi-mots, chez les riches. Nous aurons alors une très belle idée du contexte qui se donne à voir comme tout ce qui ne cessera de se répéter dans toute l’Amérique centrale et latine. Portrait en creux au passage d’une idéologie devant beaucoup à la littérature qu’elle alimente. Théosophe, le tyran est un illuminé qui croit moins grave de tuer un homme qu’une fourmi puisque l’homme serait condamné au retour. Au fond, on peut se demander si ce qui éclaire véritablement une époque n’est pas sa mystique la plus absurde, ses justifications à la répression qu’elle impose, la terreur sur laquelle elle repose. Et le roman, lui, sait que tout revient, qu’il parvient souvient à laisser penser que les événements se ressemblent, se confondent parfois dans leur horreur. La dernière partie du roman lui donne toute son ampleur, sa dimension tragique pour ne point dire faulknérienne tant sa part de silence et de suggestion se révèle décisive dans ce portrait en creux.
parfois ce que nous détestons le plus et pardonnons le moins chez ceux qui nous entourent, c’est cette part cachée de nous-mêmes que nous ne voulons ni reconnaître ni accepter.
Portrait en creux, portrait de femmes. Haydée ou le soutien. Son mari, et cela ne cessera dans l’avenir comme nous l’apprend la fin du roman, est emprisonné. Démarche pour obtenir un droit de visite, propagation ainsi d’une sourde révolte. Haydée reprend son journal et s’efface derrière ce qu’elle raconte. La force de cette femme n’a aucun besoin d’être montrée, sa discrétion est un atout. Résistance ordinaire, héroïsme qui se tait. Le spectre aussi d’un quotidien au nom d’un certain réalisme. Un journal ne précise pas toujours la nature des liens qu’il faut mettre en jeu pour organiser cette résistance dont nous touchons du doigt la teneur. Proclamations et protestations circulent avec, une fois de plus, le rôle central du féminin. Façon aussi de compenser les masculines forfanteries. Portrait en creux d’un fils, de sa frimeuse faiblesse, de son alcoolisme, de son enthousiasme protestataire. Le récit s’entrecoupe dès lors avec les aventures de Clemente de déguisements burlesques (en femme et en curé) en naufrage douloureusement risible. Avec l’ombre d’un drame que, peut-être, les romans suivants ou déjà publiés éclairent, voire rachètent. Portrait surtout en creux d’un mari, Pericles, dont « on aurait dit qu’il passait son temps à pardonner au monde. » Cet homme révolté, un communiste éloigné de ses dogmes, s’avère un très joli personnage tant son inscription sert à illustrer l’horrible, magnifique et sordide, continuité de l’Histoire du Salvador. Bref, La mémoire tyrannique est de ces romans qui donnent envie de lire tout le cycle, de jouer sur l’oubli et la reconstruction de ses multiples personnages.
Un grand merci aux éditions Métailié pour l’envoi de ce roman
La mémoire tyrannique (trad : René Solis, 308 pages, 22 euros)