Un homme à son miroir, sans sa mémoire, il explore les méandres de la personnalité, le labyrinthe du temps, du suicide et de la patiente survie. Burhan Sonmez retrouve son art de tisser des récits, d’en imaginer les variations, d’échapper à ce que l’on est pour mieux, dans la solitude de la parole, en définir une image vraie. Labyrinthe : un blues existentiel, une mélodie sur la musique des mots, une mélopée sur notre quête de sens. Un roman magnifique.
Un vrai plaisir de découvrir le second livre traduit en français de Burhan Sönmez, de creuser l’impression d’une oeuvre majeure en train de se construire. Nous avions parler ici du très beau Maudit soit l’espoir. L’auteur reprend les mêmes thèmes mais parvient à les aborder différements toujours dans une manière de revenir aux fondamentaux du roman, les récits que l’on nous raconte où nous pensons, espérons, trouver une réalité qui nous dépasse, une réflexion qui nous surpasse. Maudit soit l’espoir enchaînait les récits faits par des prisonniers pour échapper à leurs tortures. Labyrinthe s’entrecoupe, parfois, de brefs récits aux allures de contes comme un peu de cette profondeur qu’il faut bien qualifier d’orientale. Orhan Pamuk aurait-il totalement parasité notre réception de toute la littérature turque en n’en faisant un melting-pot des influences orientales et occidentales ? Allez savoir. Boratine, le personnage (à la fois narrateur à la première personne et personnage qui se voit de l’extérieur, à la troisième personne, dans une variation de point de vue apte à donner à voir la réflexion en miroir de ce roman diablement malin) se suicide ainsi du haut du pont du Bosphore. Tout un symbole dont l’auteur semble s’amuser.
Ainsi, peut-être que son blues ne parlait ni d’Istambul, ni du monde, seulement de lui-même.
Tout l’art de Burhan Sönmez est de ramener tous ses personnages dans une solitude primordiale, dans celle que nous partageons tous. Celle qui, avec la patience, serait le point commun le moins incertain de l’humanité. Boratine, après son suicide raté, ne se souvient de rien, se réveille comme s’il était devenu son double, il entretient un très joli dialogue avec son miroir, avec l’image de lui-même que le passé a conservé. Dans ce roman qu’il serait absurde de qualifier de philosophique tant l’auteur parvient à en rendre l’évidence, la substance même, l’identité est au centre du propos mais parvient à échapper à tout narcissisme. L’auteur transforme l’ensemble sur une question d’appréhension temporelle : la mémoire serait-elle autre chose que l’illusion de la continuité de nos vies, une des variantes possibles du récit de nos vies ? Dans sa prose limpide, avec cette simplicité qui touche au tréfonds, Burhan Sönmez introduit de subtils décalages dans le récit, dans sa réalité même. Une guitare, un miroir, de rares amis et des journées enfermées à déterminer le sens de chaque geste, leur permanence ou leur inconsistance. Au début du roman, il est assez délicieux de regarder le personnage se voir exister, passer du il au je comme nous le disions. Ensuite, comme le sous-entendait déjà Maudit soit l’espoir, entretenir des conversations plus ou moins fictives avec un téléphone à cadran qui sonne. L’auteur pratique alors une très discrète et vertigineuse littérature du double : sommes-nous conformes à l’image que nous renvoyons revient aussi à se demander si nous nous parlons pas dans une autre langue, celle de ce double intime, de cette image vraie de nous-mêmes que nous entretenons tous ? les autres d’ailleurs sont-ils autre chose qu’une doublure de notre vie et de ses vides, Hayala et la soeur du narrateur ne sont-elles que des doublures reconnues sous une ressemblance supposée – le timbre d’une voix au téléphone – avec Bessie Smith ? J’en parlais à propos du Le répondeur de Luc Blanvillain : j’aime qu’un roman se referme sur les vides des mots qu’il agite, l’incertitude de la viduité de celui qui prend la parole…
À quelque trésor qu’elle puise, la voix qui jaillit hors de sa bouche, sa gorge, ses poumons comme d’un coffre-fort, n’exhumera pas seulement des mots, mais bientôt du sens. Sens qui façonnera les lieux, le miroir, l’homme qui s’y réfléchit. Un sens pour tout recréer.
Un roman toujours hanté par son fantastique, comprendre de la dose d’incertitude, de flottement et de recréation qui devrait présider à nos fugaces saisines du monde. Inventer une langue sans Je ni Moi : « Oui, j’aimerais mettre des points d’interrogation à la fin de chaque mot. » Labyrynthe y parvient sans jamais sombrer dans la vaine spéculation, son aspect spéculaire (réflexion et reflet) est toujours incarné, comme porté par des petits contes que sont chacune des parties. Au fond, sommes-nous autre chose que des fourmis égarées dans le rouage des temps ? Le narrateur est comme cet insecte égaré dans un réveil. On suit sa reconstruction, écouter ses chansons comme si elle ne lui appartenait pas pour mieux comprendre que nous ne sommes pas l’auteur de nos gestes, de nos créations surtout qui viennent de toute une tradition qui nous dépasse, qui rejoint d’ailleurs cette immobilité sans mémoire où se confine Boratine. Un soir, alors qu’il quitte ses amis au bistro, il aperçoit une bande d’étudiant, en train d’accoler d’anarchistes A sur des affiches d’un sultan d’un autre siècle or il s’agirait de celui de maintenant. L’évidente critique politique est une virtualité, une possibilité à peine effleurée pour ne pas dire une doublure dans laquelle il serait loisible au lecteur de se refléter. Il faut décidément lire tous les romans de Sönmez, jouir de son art du récit et de la complexité de ce qu’il effleure sans jamais perdre le lecteur.
Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.
Labyrinthe (trad : Julien Lapeyre de Cabanes, 218 pages, 20 euros)