Ulysse James Joyce

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Épopée de la conscience, parodie jouissive de tous les styles susceptibles d’en rendre musique et variation, métempsychose quotidienne, sexuelle et braillarde, des homériques voyages d’Ulysse. Avec une ironie mordante, une impressionnante maîtrise narrative, James Joyce entraîne son lecteur dans l’errance de Léopold Bloom et Stephen Dedalus, dans leurs flux de conscience, dans une quête d’unité, dans un heureux pastiche du grand roman national et dans celui de la ville de Dublin, mais surtout, derrière l’omniprésence de la mort, dans tous les possibles de la création artistique.

O l’improbable prétention : causer de Joyce, relire Ulysse et commettre une note de lecture. Il est bon, je crois, de se placer soi-même dans une posture délicate. Une façon d’affirmer ainsi les visées de ce carnet de lecture. Confinement, écart à l’actualité éditoriale, la chance des relectures, l’envie aussi de se plonger dans l’obstinée opacité de la matière littéraire. De cette relecture de Joyce (je ne dispose chez moi que de la traduction d’Auguste Morel, revue tout de même par l’auteur et Valérie Larbaud, promis ma prochaine relecture sera la traduction de Guillaume Vissac), je sors abasourdi, parfaitement incertain de ce que je peux bien en dire. Partons de là, de la difficulté à dire autre chose de cette « cathédrale de la prose » dont les implications, symboles, reprises et pastiches, ont été si souvent, si finement n’en doutons pas, analysées. Un passage ne serait-ce que par la page Wikipédia convainc de la vanité de l’entreprise. Face à un tel roman, le réflexe le moins faux serait d’avouer n’avoir pas tout compris, d’admettre aussi que parmi les dix-huit voix mises en scène par Joyce toutes ne nous ont pas parlés également. (Citons surtout l’épisode de la presse, dit Éole, où le roman s’emballe et s’écrit en courts fragments). Peut-être, pour qu’écrire continue à être une façon de vivre, n’ai-je qu’à apporter mes erreurs, à situer mes incompréhensions, à en reprendre le motif. Pas d’analyse exhaustive, seulement des impressions. Tout ce qui a accroché mon attention ou pour le dire autrement, reprendre un peu au hasard, tout ce dans quoi j’ai pu me reconnaître.

On pourrait alors commencer ainsi : déjouer la reconnaissance autobiographique. Pourtant explicite dans le titre au pluriel dans sa version originale, Ulysses, Joyce a décliné tout ce qu’il voulait mettre de lui-même, tout ce jeu sur la paternité élective, dans deux personnages : Bloom et Stephen Dedalus. On pourrait alors penser que pour reconnaître toutes les pensées de ces deux alter-ego, l’auteur projette également tout ce que les autres pensent de lui. De Bloom, comme personnage de la matérialité du quotidien, son aspect aussi le plus comptable, Joyce restitue les monologues intérieurs, les discours à l’indirect libre, les soucis financiers et les branlettes en douce. Mais aussi ce que les autres, un pilier de comptoir antisémite et con comme n’importe quel discours sur l’identité nationale et sa femme. Deux pièces de choix, deux plongées parfaitement fascinantes dans l’inconscient de l’homme, d’une ville et d’une époque. Pour déjouer un deuxième degré de reconnaissance autobiographique, il faut reconnaître l’incroyable résistance de sens offerte par Ulysse. On y comprend rien, c’est curieusement agréable de se laisser porter. En ces temps de confinement, je me suis lancé dans la relecture de cet immense lecture dans l’espoir d’un peu moins mal le comprendre que lors de ma première lecture. Dix-sept ans, la frime, le désir de comprendre sans qu’on m’explique. Pas capté grand-chose, je m’étais acharné à finir. Pas sûr, par instants, d’avoir fait beaucoup mieux.

L’occasion, qui sait, d’interroger ce désir du critique de dominer son texte, voire de mieux le comprendre que son auteur. Insistons plutôt sur le plaisir pris à ne pas tout comprendre. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas le visage le plus réussi d’un homme refléter dans ce roman : depuis quand peut-on prétendre comprendre totalement autrui surtout si on pénétrait dans son stream of consciesness. On serait, sans doute, effaré par la mesquinerie de ses préoccupations, les comptes d’apothicaires par lesquels on survit à tant de jours, les basses pulsions sexuelles qui en dirige les pas et traduisent, aussi, l’un des moins glorieux révélateur de notre époque.

Ils se lavent, se tubent, se récurent. Morsure de l’ensoi. Conscience. Pourtant il reste une tâche.

Au risque de la platitude, on pourrait le dire ainsi : un des plaisirs pris à se perdre dans ce texte est sa constante liberté de ton. Assez étonnant, pour émettre un superficiel paradoxe, de voir à quel point cette inventivité stylistique et formelle, sa grande liberté donc, tient à une réécriture d’un discours d’accompagnement. Au risque de perdre toute crédibilité, je confesse une connaissance des plus lointaines de toute la mythologie grecque. J’ai donc assez mal identifié les pastiches d’Homère, les épisodes où Bloom – ou Dédalus – se mettent très ironiquement dans les pas d’Ulysse. Peut-être n’est-ce pas si indispensable. J’ai préféré, au hasard, confier ma lecture à la métempsychose.

Mes tempes si chose. Foutu. Fou tu. Le père perdu et le fils prodigue. Les âmes « la forme des formes. Soudaine tranquillité, vaste, incandescente : forme des formes », transmigrent, passent d’un personnage à l’autre. D’un personnage à son créateur comme le formule Stephen Dedalus à propos d’Hamlet. C’est d’ailleurs un des points les plus attrayants d’Ulysse : les théories les plus folles, les pensées les plus mesquines sont restituées avec le sérieux, l’ironique distanciation, qu’elles méritent. Elles finissent même par dessiner une sourde souffrance dans une correspondance latente. Peut-être avec la même ironie que Joyce emploie pour sa réécriture d’Homère, Ulysse fait se croiser ses deux personnages comme on partage une obsession, sans parvenir à véritablement s’en débarrasser. Dedalus a perdu sa mère, aède sérieux et narcissique, il ne l’a pas accompagné ; s’il incarne Télémaque, reconnaîtra-t-il en Bloom un père ? Rien n’est aussi transparent. L’autre énorme attrait de ce roman est l’ivresse continue de ses propos. Embardées et emportements les scènes de pub et de bordel emportent les paroles dans une joyeuse démesure. Joyce sait rendre, avec quelle inventivité et liberté de ton, l’ensemble de ces états-limites de conscience. Au seuil de l’hallucination, jamais nous sommes si proches d’une conscience.

Les failles de la métempsychose, du décalage et de la parallaxe (le changement de point de vue selon la position de l’âme), tout commence par un enterrement et est censé se poursuivre dans des épisodes perçus chacun à travers un organe différent. Toujours avec cette conscience de la perte.  Bloom est un voyeur, un branleur « amant de l’eau », de cette mer qui représente la fuite perpétuelle, « son infaillibilité de paradigme et de parangon. » Sa sexualité (déchargé sur le cul de sa femme, fantasmé l’adultère par correspondance…) devient une épreuve de sa perte, une réponse possible au deuil qui hante ce livre. La question de la paternité, la figure de son fils mort surgit sans jamais expliquer ou justifier son comportement jamais trop honteux pour ne point être simplement humain. La question des enfants, du coït interrompu, devient les prémisses d’un discours féminin sur le désir que je trouve d’une grande pertinence. Peu chaste Pénélope pour un impuissant Ulysse. Bloom est avant tout un discoureur, une grande passion pour la raison et la discussion, le seul point de contact avec Dédalus. Bloom c’est avant tout nous-mêmes, l’étranger, le perdu dans ses pensées. Bloom dans une filiation très indirecte (dans mes souvenirs on parle peu de sa mère qui le ferait appartenir de plein droit à cette religion) est juif. Il regarde alors les mythes catholiques, l’identité irlandaise qui se définirait par cela. Là encore, les discussions métaphysiques abordent ces questions religieuses avec un hilarant sérieux papal. On se retient de souligner à quel point Joyce serait déjà post-moderne, son livre un collage de tous les discours possibles. Peut-être mais il me semble, grâce à cette présence du deuil et de la perte au cœur de tout voyage, sans une once de ce relativisme moral qui peut sembler caractériser ce mouvement littéraire un poil flou.

Finissons comme nous avons commencé : par le plaisir. Celui de la présence populaire, ces moqueries, sa connerie aussi à l’occasion, qui peuple ce livre dont Dublin est peut-être l’ultime personnage. Occasion de déjouer une dernière identification de l’auteur qui réinventerait sa ville, la magnifierait dans ce livre écrit en exil. Finissons comme nous avons commencé : tout ceci est bien imparfait.

3 commentaires sur « Ulysse James Joyce »

  1. Bravo pour cette belle chronique. Cela me rappelle quelques souvenirs et beaucoup de déception. Je n’avais pas pu finir ce livre, pourtant ensencé de toute part, n’y comprenant rien… Je suis tenté de réessayer dans une autre traduction. Belle journée !

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  2. Je ne l’ai jamais lu mais j’en avais lu une chronique il y a quelques mois. A priori, ta chronique est bonne car j’ai retrouvé les mêmes impressions. Cette personne avait plus de références mais ta chronique me rassure sur le fait que je peux sûrement arriver à le lire un jour même sans ça, alors merci.

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