Mystique, mescal, Mexique. Dans un temps circulaire, ivre, Malcom Lowry nous emporte dans la danse au-dessus de l’abîme, mais à l’intérieur de leurs gouffres, du Consul, d’Yvonne et de Hugh. Roman d’une rare puissance, parlant toujours d’autre chose, de l’avers des apparences, Au-dessous du volcan évoque la possibilité du secours à autrui, les manières dont les mythes nous enserrent dans leur répétition et, dolore, dolente, les souffrances d’une âme disloquée, divorcée, entre apitoiement et magnificence. Un roman indispensable —-
« Le tournis à l’intérieur du tournis ». L’un des premiers charme de ce roman, un de ceux largement commentés et toujours à raison relu, est de nous emporter dans la spirale de son temps circulaire, dans la force tragique d’un homme qui se détruit, qui, à tort ou à raison, se croit divorcé avec la vie. Dans sa très bonne préface, avec cette désinvolture que seule permet la distanciation diablement sérieuse, Malcom Lowry assure avoir voulu écrire un roman ivre. Une gageure parfaitement tenue : Au-dessous du volcan nous rend tous les atermoiements de l’ivresse, exaltations et retombées, envolées et hallucinations. Mais toujours comme le maintien mystique de la possibilité d’autre chose. Aucune glorification, loin s’en faut, de l’alcoolisme. Rien qu’un ressenti des cantina, la poursuite du prochain verre, la promesse qu’il n’adviendra pas, la solitude de son besoin de compagnie, rancœur et auto-apitoiement – grandeur et décadence. « Il y avait quelque chose de presque superbe dans l’effroyable extrémité de la condition du Consul. » Au-dessous du volcan se construit sur la trame assez simple de la poursuite de l’ivresse, de la fuite du retour de l’être aimé entreprise, avec ce grand laisser-aller permis sans doute seulement par les réticences, de Geoffrey Firmin, ce Consul désœuvré alors que l’Angleterre a abandonné la comédie de ses représentations diplomatiques. Quiconque a déjà bu à l’excès, à tenter d’y voir dépassement et oubli de soi, sait que l’ivresse ne suffit pas. Malcom Lowry sait en faire le nom d’autre chose.
Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc, accessibles par n’importe quelles voies acceptables pour toutes les religions et adaptables à tous les climats et pays ?
Dans sa préface, promis nous arrêtons après de nous y référer, feint de se soumettre au reproche (façon ordinaire pour un auteur de préciser, modeste, ses objectifs) d’avoir voulu exprimer cinq ou si idées par phrase. On pressent toujours autre chose, un sens supérieur jamais tout à fait accessible, jamais tout à fait acceptable, derrière chacune de ses scènes de ce roman admirablement construit pour faire écho à toutes les correspondances qui lient les personnages. Des lettres mortes pour ainsi dire. Comme l’ivresse, la littérature est conscience de l’irréversible. « Cela n’étanchait nulle soif de dire comment était l’amour venu trop tard. » Dans plusieurs scènes qui se répondent (puisque tout le roman se joue d’une croyance dans des correspondances alchimiques), des lettres apparaissent, uniquement quand leur destinataire ne peut leur lire. Ivresse et perte de soi tant implorées par le Consul (« délivrez-moi de cette effroyable tyrannie du moi») finissent par lui retomber dessus. La communication du meilleur de nous-mêmes reste en souffrance, une correspondance n’ayant pas trouvé son destinataire, l’ayant tout au mieux rêvée. Jacques Laruelle retrouve, trop tard, les réponses du Consul aux lettres d’Yvonne, à la toute fin le Consul trouve, dans une meurtrière cantina, les lettres qu’il a reçues d’Yvonne sans plus savoir s’il les a lues. « C’est que le temps de nouveau fluait en rond, drogué au mescal. » Certains symboles, comme nos propos un peu borracho, ne sont pas légers dans ce roman qui assume sa grandiloquence pour mieux la parodier. On pense à la roue qui circule dans ce roman, on se méfie aussi de la lecture biblique que si facilement on peut faire de ce roman. Cependant, l’évidence de ce symbolisme touche, simultanément, comme l’adieu à un monde, à une mode. Le Consul, en congé, incarne la fin d’un empire, la fin d’un discours et de sa croyance. Entre deux ivresses, nous sommes toujours à la fin d’un monde : « Bon Dieu, si notre civilisation devait dessoûler deux jours de suite, le troisième jour, elle crèverait de remords. » Dans l’idéal, ce confinement pourrait aussi être la répétition de cette situation. La recherche de l’immuable sert aussi à Lowry à incarner une époque : le roman anglais et son adieu à l’exotisme, « le ricochet d’un ronflement ulcéré, torturé, mais indépendant, maître de soi : la sourde voix de l’Angleterre depuis belle lurette endormie.» On pense parfois, à D.H Lawrence et à son Serpent à plumes en plus libre, en plus désespéré aussi.
C’était une danse fantômes des âmes, leurrées par ces entrelacs trompeurs, toujours à la recherche de permanence pourtant, au milieu de ce qui n’était que perpétuelle évanescence ou perte éternelle.
Une étonnante musique de l’absence, entendre « l’absence presque palpable de musique » comme des tambours parias qui laissent résonner « l’horreur d’une intolérable irréalité » deviennent un très beau contact à la mystique. La spiritualité, ô l’horrible mot, comme contact à l’absence, à ce manque fondamental, insoluble. Toute la beauté d‘Au-dessous du volcan est de parvenir à en restituer la polyphonie, la petite musique intime de personnages perdus et qui se ressemblent, et se fuient, dans cette perte. À partir des réflexions de Tolstoï, Lowry mène une passionnante réflexion sur le désir de secours, cette présence imposée à autrui sous prétexte que, mieux que lui, on saurait ce qu’il convient de faire. Une attitude douloureusement paradoxale : les ivresses du Consul implore le secours, le retour d’Yvonne et ne savent pas composer avec ce bonheur, ni avec son rêve d’un nouveau départ. Peut-être est-ce aussi cela la mystique, attendre, espérer et se désespérer d’un secours, d’une intervention extérieure que l’on ne saurait supporter. On le dit ici un rien abruptement : Malcom Lowry incarne cette demande commune par le retour des souvenirs de chacun de ses personnages. Chacune de leurs défaites résonne et trouvent à s’incarner. Hugh vibre de la mauvaise conscience du passage de l’Ebre qu’il a déserté, de cette guerre d’Espagne dont il voit le naufrage, du secours qu’il ne sait apporter à son frère. La mystique, on le sait, c’est aussi l’imminence. Un suspens dans les tirets quadratins ponctuent les ivres dialogues. Malcom Lowry l’incarne dans le seuil d’un lien qui pourrait se tisser entre les personnages. Yvonne toujours à la veille de voir éclater sa beauté a une carrière de comédienne interrompue, un talent presque découvert comme celui de Hugh avant que publicité et possible plagiat en dénoncent l’imposture.
La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de toute âme d’homme. Nulle paix qui ne doive payer plein tribut à l’enfer.
L’air de rien, toujours en semblant parler d’autre chose, Malcom Lowry décrit la situation du Mexique. Les synarquistes et le début des réfugiés espagnols, Porfirio Diaz et la complexité politique. « Ils sont toujours réversibles, ces termes par lesquels l’agresseur discrédite ceux qui va l’asservir. » En vrai roman moraliste, Au-dessous du volcan prend des allures de parabole : dans une virée absurde, le trio croise un indien tué sur la route pour une raison absurde, étrange préfiguration de ce qui va arriver au Consul. Sans solution, seul l’appel de la barranca, incarnation du gouffre de nos âmes, Au-dessous du volcan est de ces grands romans qui accompagnent nos doutes, nos évolutions, nos croyances, surtout celles dans la répétition de nos erreurs qui nous constituent.