Histoire de nos disparitions, dissémination de notre fascination pour le mal, ses instants de basculement ; immense fresque sur la quête de l’auteur des crimes du Sonora ou d’un romancier clandestin. En cinq romans distincts, reliés par des correspondances en apparences trop superficielles pour ne pas révéler le Mal qui hante cet immense roman, en d’incessantes et haletantes intercessions de parole, Roberto Bolaño explore nos désirs de récits, notre obsession de la sexualité et notre passion du sens. 2666 ou le grand roman du début de ce siècle coupable.
On continue sur la relecture ; on revient sur une impression incertaine sinon mitigée. Août 08 m’indique la page de garde de l’édition brochée et massive de ce pavé de 1000 pages. Un des plaisirs de la relecture est, parfois, de se resituer, d’apercevoir les jalons d’un cheminement. Je ne vois plus rien, préfère ne pas trop me souvenir pourquoi. Je repêche cette impression sans doute reconstruite : 2666 sentait, à ma première lecture, un peu l’esbrouffe, signait avec satisfaction le marqueur temporel d’une aisance formelle qui s’amusait, non sans frime, de l’habilité de son montage qui pointait du doigt un peu de sa gratuité. Pour prendre une métaphore miteuse, aussi mexicaine que l’est ce grand roman, j’étais ressorti de ce roman avec un sentiment voisin de celui qui vous frappe à la vision d’un film d’Inaritu : à quoi sert autant de complexité formelle, un propos plus assuré n’aurait pas pu se mouler dans une économie de moyen plus grande ? Désolé pour ce préambule dispensable. Relire Bolaño m’aura au moins permis de me confronter à un de mes snobismes dont je me suis sans doute pas entièrement défait. Une tendance à soupçonner toute œuvre trop bien reçue, ne pas hurler avec la meute… Savoir surtout reconnaître ses mésinterprétations : malgré ses frimes et ses provocations, 2666 est une interrogation radicale, plurivoque, désespérément sans solution des possibilités du roman.
Cela transformait la douleur, qui est longue et naturelle et qui remporte toujours la victoire, en mémoire particulière, qui est humaine et brève et qui fausse toujours compagnie. Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée où il y avait toujours la possibilité de se suicider. Cela transformait la fuite en liberté, même si la liberté ne servait qu’à continuer à fuir. Cela transformait le chaos en ordre, même si c’était au prix de ce que l’on appelle communément le bon sens.
Dilapidation, dépense, disparition : la folie des hommes. Bolaño nous en donne un visage extérieur, froid, critique parfois si désespéré que l’on se doit d’interroger la fascination qu’il éprouve (et parvient à partager) pour certains motifs du mal exposés avec ce qui pourrait d’abord passer pour de la complaisance. Prenons un exemple pour moins mal se faire comprendre : la virilité est une ombre-portée de tout ce roman. Tous les personnages baisent, aïe, pendant des heures, semblent se soumettre à ce culte du corps, à la vanité essentielle de l’orgasme dans sa machiste auto-satisfaction. On emplit le vide comme on peut. Il faut comprendre de quelle manière Bolaño tend un miroir aux discours qui le constituent. Nous sommes tous constitués de ces dégueulasses formulations définitives, d’un enfer tissé de nos pauvres représentations. « Ce pays de macho, comme vous le savez bien, a toujours été empli de pédales. » Bien sûr, un roman ne serait sans doute pas monstrueux, immense, s’il ne nous confrontait pas à l’ambivalence de nos jugements. Dérangeante, par instant, homophobie mais dérangeante surtout parce que 2666 brasse les consciences de tant de personnages. On oscille entre « La réalité, quelle pute sidéenne en rut, vous ne croyez pas ?» et « La magie est l’épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu. » Le roman est un miroir frémissant, insupportable, une mise à la question de nos représentations. On pourrait, dans un premier temps se demander si Bolaño ne serait pas, selon le terme moqueur de Siri Husvdet, un Bataille boy. Un de ceux qui pensent que la dépense, l’érotisme, la fascination pour le Mal seraient une expérience intérieure, une façon d’atteindre à ce réel qui serait la part manquante de l’homme. Le roman dans le roman qui met le plus à mal le lecteur est celle intitulée La partie des femmes. Description clinique, parfois pas si loin de celle d’un James Ellroy, des meurtres de femmes qui ont agité, au tournant du siècle, le Nord du Mexique. Répétitives atrocités, hasardeuses concordances, façon aussi de pointer nos responsabilités collectives justement parce que nous éprouvons une certaine fascination. Société à la dérive, la quête du fric et ceux auxquels, logiquement, elles ne laissent aucun espoir. Et tout cela s’unit, chez Bolaño, dans un désir désespéré de sens.
Le hasard, si vous me permettez la comparaison, est comme Dieu qui, chaque seconde, se manifeste sur notre planète. Un Dieu incompréhensible, avec des gestes incompréhensibles adressés à ses incompréhensibles créatures.
2666 est animé, unit et tendu, par un désir de sens supérieur, la recherche de l’inconnu et même, par instant, du bonheur. Dans mes souvenirs de ma première lecture, Bolaño se contentait de ces hasards, se conformait à une esthétique du fragment et de l’inachèvement. Une deuxième lecture montre que rien n’est aussi simple dans ce décisif roman. Ni la religion ni sa déréliction ne forme un sens satisfaisant. Il reste le désir de sens, la confrontation avec ce qui nous permet de continuer. Le roman s’ouvre sur le récit, très drôle précisément parce que d’une ironie mordante, sur quatre universitaires hantés par un auteur sinon mineur du moins mythique : Benno von Archimboldi. Sur la fois d’une rumeur, le dénouement s’amusera à suggérer qu’elle n’est pas entièrement infondée après avoir joué avec les ressemblances et les fausses identifications d’un coupable responsable de tout, ils partent dans le Sonora, à Santa Teresa, à la frontière. Validation malgré tout, avec cette moquerie qui en constitue peut-être la seule continuité, de cette culture qui « malgré les disparitions et la faute était toujours vivante, en transformation permanente. » Tant qu’il restera « des lecteurs de Michon et de Rolin ou des lecteurs de Marias ou de Vila-Matas »… Tant que le roman s’inscrira dans une filiation, un labyrinthe intertextuel ou la réalité n’est que l’interprétation, par un auteur mineur, d’un texte dont il n’est pas réellement l’auteur.
ce qui est certain c’est que votre ombre se perd et vous, pour le moment, vous l’oubliez. Et c’est ainsi que vous arrivez, sans ombre, à une sorte de scène et vous vous mettez à traduire ou à réinterpréter ou à chanter la réalité.
Tant que nous continuerons à survivre (à sur-vivre comme le dirait Oé Kenzaburo) à la folie tout ne sera pas perdu. Dans cet immense roman empli de disparition ce qui compte, même en l’absence de solution de continuité, est ce que nous opposons à la folie. Hymne au roman à sa folie, à ses écrivains et à tous ceux qui permettent la confusion entre le rêve (le roman en est très souvent troué comme de la possibilité dune interprétation toujours autre) et de la réalité. À l’érotisme répond le mythe de l’écrivain, de ces biographies fantômes qui serait un des refuges ultimes du roman. Tant, comme l’est la très bonne dernière partie du roman, qu’elle est emplie de mythe, d’histoire et du poids de nos responsabilités collectives. Au fond, ce dont il faut se souvenir de ce roman est qu’il mérite amplement une troisième lecture.
C’est un auteur qui a connu une vie d’errance avec un sentiment de défaites continuelles, de crainte pour sa famille. C’est un témoignage à mettre en rapport avec son parcours personnel avant d’en faire une philosophie de la vie. Je pense que Luis Sepulveda, autre auteur déraciné, était parvenu à un certain recul que lui n’a jamais pu atteindre.
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