
Trouver un nom, sensible, sensuel, joyeux au destin, l’amour, l’anti-fascisme, la mort. Dans ce livre de résistance d’une douloureuse liberté, Goliarda Sapienza invente une façon de se soustraire à l’ordre du monde et de ses mots mensongers. Par la remémoration, pleine de fantômes et d’ellipses de la vie de Modesta, L’art de la joie célèbre le rejet des traditions, des rôles dans lesquels elles enferment. Tout au désir, à son acceptation passionnelle, Goliarda Sapienza happe le lecteur dans cette joie qui sait la souffrance.
Sans doute par méconnaissance de l’étendue de sa parole, la littérature italienne semble me venir chez des femmes qui porte jusqu’à l’incandescence les souffrances d’une liberté sans compromis, d’une très haute lutte à être soi. On pense ici à Elsa Morante mais aussi, dans des registres contradictoires, Dolores Prato et Luce d’Eramo. Intransigeance mélancolique déployée dans une manière de nostalgie pour des traditions dont il convient sans relâche, de s’extraire. L’art de la joie est aussi celui de l’ambivalence de ce désir d’émancipation dont jamais Goliarda Sapienza ne méconnaît l’ambivalence. Sa distance, toujours délicieusement irrésolue, à son personnage est d’ailleurs au centre de son propos. Moteur sans aucun doute de sa désinvolte liberté formelle : le désir, toujours très charnelle et jamais limité dans le genre, s’exprime tout au long du roman dans une belle et intemporelle urgence. L’art de la joie, plus le récit progresse, joue d’une temporalité troublée, d’un retour sur ce qui ne passe pas, d’une inlassable volonté d’éclaircir les obscurités à soi. Indifféremment, l’autrice emploie le Je ou le Elle pour décrire les évolutions, et leurs retours donc, de Modesta. On peut d’ailleurs penser qu’il s’agit, par ce changement de focalisation, de se détacher de la ressemblance à elle-même en jeu dans chaque épisode de ce roman qui se refuse, en accord avec son message, à esquisser exemplarité ou destin.
Il y a une limite précise dans l’aide apportée aux autres. Au-delà de cette limite, invisible à beaucoup, il n’y a que volonté d’imposer sa façon d’être…
Fausser la ressemblance serait, peut-être, la première étape du rejet du conformisme. La seconde, sans doute, serait savoir la souffrance derrière chaque instant de joie, la connaissance de la mort sous chaque protestation d’enthousiasme. Imparfaitement, avec plutôt cette profonde perfection de la transposition romanesque, on reconnaît dans L’art de la joie tous les rejets de Goliarda Sapienza tels que ces indispensables Carnets en donne reflet. Mal aimable indépendance d’esprit, égoïsme souvent mal compris de l’affirmation de soi ; l’autrice en fait un moteur romanesque où les silences sont d’autant plus révélateurs d’une évolution contradictoire, à la fois souhaitée et crainte. Rompre avec l’exemplarité, Modesta s’avère manipulatrice, âpre à une survie sans rien, jamais d’évident. Rejet du paradis perdu de l’enfance, Goliarda Sapienza en montre les affres et les perversions. Le prix de la liberté, les arrangements douteux pour devenir ce que l’on est. Si le roman est un exercice moral, il l’est par la mise à la question de l’identification au personnage. Modesta subi un viol, elle est recueilli au couvent, sait se faire aimer de la Mère supérieure puis accepté par sa famille par des manipulations sans rien d’héroïques. Image saisissante, révoltante d’une femme en Italie dans les années 20.
Mais en regardant en moi-même je vis mon avenir : prise dans ce traquenard, les jambes coupées par le piège d’«être quelqu’un.»
Un des moteurs romanesques de L’art de la joie est le refus de se laisser cantonner au rôle de mère. L’amour libre, comme on devrait continuer à le revendiquer, est aussi un terme auquel l’autrice veut donner tout son sens. Dans cette Italie catholique, mais aussi dans les mouvements socialistes, l’amour reste matrimonial et conjugal, procréatif. Goliarda Sapienza nous décrit non l’émancipation d’un désir au féminin mais, dans de très belle page sur l’appétit d’un corps et son prurit d’apaisement et d’oubli, d’un désir qui ne se laisse cantonner à aucun genre. Modesta connaît des passions homosexuelles, des passions hétérosexuelles dans un désir que rien ne vient limiter. La joyeuse liberté de ce livre est d’assumer une autre forme de famille, pour ne point dire de communauté. Les enfants naissent, illégitimes forcément. J’avoue avoir été, par instants, un peu perdu dans ses différentes silhouettes dont on oublie l’origine. Sans doute par ma faute : dans ce roman qui veut passer sur les années, donner surtout une image de l’inquiet apaisement de la vieillesse, Goliarda Sapienza dessine des scènes lapidaires, les écrits comme des bouts de dialogues théâtralisés. Je reste un très mauvais lecteur des pièces de théâtre.
Sortir, voyager n’est plus qu’absorber un poison de phrases vides, un poison de faux ordre et d’héroïsme bouffi.
Après les années de formation, l’importance de cette pensée socialiste, de cette érudition, de cette appropriation des mots, Modesta s’engage dans l’anti-fascisme. Tout le talent de Goliarda Sapienza est de donner un visage individuel à ce qui n’est jamais une reconstitution historique. Au fond, il faudrait lutter contre le fascisme intérieur : notre désir de ressemblance, de plier les autres à nos désirs, à nos conformités, à la vérité de nos révoltes. Autour de Modesta, devenue Princesse, se dessine une île de résistance, un rien de contestation et de dialogue toujours douloureux. Un équilibre de la vieillesse, une sagesse sans acceptation, un dialogue avec ses morts. Une façon de continuer à mettre en récit. Toute la très grande beauté de ce roman, outre ce désir politique de ne pas se laisser prendre au mensonge des mots, est sa confrontation avec la mort. La certa comme on dit en sicilien, la certitude de ce qui arrive. Un silence sur « le combat que chacun mène pour oublier. » Un très grand roman insulaire.
Une inoubliable lecture pour moi….
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Pour moi aussi un texte fondateur…
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Une pépite livresque. Merci pour les autres références, au tout début.
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