
Éloge encyclopédique de la folie, des inventions incongrues, de la dissociation des souvenirs, de toutes les fictions qui nous permettent de survivre à l’ici. Ce qu’ici-bas nous sommes paraît le pastiche d’un roman d’aventure mais le récit d’exploration, son ethnographie maladive d’objets inventés et de coutumes farfelues, explorent les fabriques de nos inconscients. Jean-Marie Blas de Roblès signe à nouveau un roman où la fiction frôle folie et ridicule, pitoyable et enchantements.
On retrouve Jean-Marie Blas de Roblès avec un grand plaisir tant Ce qu’ici-bas nous sommes offre une détonante continuité avec le reste de son œuvre. Le roman montre une parenté évidente avec Là où les tigres sont chez eux dans sa manière de montrer la si compréhensible déraison de la science, sa tentation de classer, de comprendre, précisément ce que le roman parvient à montrer comme échappant à toute compréhension. Athénasius Kirchner, le personnage de Là où les tigres sont chez eux, d’ailleurs cité dans Ce qu’ici-bas nous sommes, est d’une ressemblance troublante avec Augustin Harbour, le personnage principal de cette exploration sauvage de son souvenir d’une errance dans le Sud Lybien. Jean-Marie Blas de Roblès porte toute sa sympathie vers le désir de connaissance de cet étrange, ce manque qu’ici-bas nous caractérise celui que, selon Holderlïn, même un dieu ne saurait modifier. Le récit serait, dans cette optique, une façon de compenser le manque où se manifeste la magie. Compensation, décompression, tous les endroits où la réalité est prise en défaut. Ce qu’ici-bas nous sommes plonge le lecteur dans un univers où la logique est exclue, où s’en imite une autre. Jean-Marie Blas de Roblès poursuit sa réflexion pratique sur le roman (tout roman n’est-il pas un essai de ce qu’il pourrait être ?) en n’en singeant les conventions. Le lecteur doit accepter, une fois pour toutes, l’inquiétante irréalité dans laquelle l’auteur l’entraîne. Accepter qu’elle est déjà eu lieu, ailleurs. Comprendre dans un autre livre, dans une autre tentative désespérée de proposer un ordonnancement foutraque et fragile au désordre du monde. On pourrait appeler ce désir si humain, cette disparition de soi dans une brume insensée, un labyrinthe intertextuel, le vertige de ce qui a déjà été dit et dans lequel, avec effarement, toujours se reconnaît ce que l’on croit vivre en propre. À ce titre, Ce qu’ici bas nous sommes est fort proche de L’île du point Némo. La tentation du pastiche est un moteur toujours très tentant chez Blas de Roblès. Ici ce n’est point Roussel ni Jules Vernes à laquelle l’évidence du vécu emprunte sa sensation de déjà-vécu mais plus au récit d’exploration. On pense, surtout par cette impression d’arriver trop tard, d’effleurer un érotisme colonial, au Leiris de L’Afrique fantôme.
les habitants de Zindan étaient eux-mêmes la bibliothèque ou du moins comme les pages arrachées au hasard du corpus, lui-même aléatoire, qu’ils révéraient.
Le roman décrit alors non les aventures mais la tentative d’épuisement, d’exorcisme, d’un lieu rêvé : Zindan. La langue y devient la première épreuve de la confusion. Pas impossible d’ailleurs que Blas de Roblès se moque ainsi d’une convention très prisée du roman d’aventure : dans cette cité de Dieu (le narrateur s’appelle Augustin) la barrière de la langue jamais n’est un obstacle. Tout le monde se comprend, croit venir du même endroit. Ce serait d’ailleurs l’un des uniques reproches de ce roman : sa trop grande distanciation. Augustin Harbour, pour conjurer sa folie, s’efface, suscite alors assez peu d’empathie chez le lecteur. Un soupçon de froideur, parfois. Qu’importe puisque cette confusion, ce désir exacerbé de ressemblance voire de reconnaissance, trouve dans ce roman une autre forme. Le lecteur le plus distrait aura remarqué que David Pearson, celui qui signe les si impressionnantes couvertures de Zulma, aura pour une fois laissé de côté ses vertiges géométriques pour mettre en majesté les illustrations de l’auteur. Avec un travail éditorial parfait, une mise en page des plus admirables, Ce qu’ici-bas nous sommes est empli d’illustration, de croquis, d’un désir de donner à voir la ressemblance dans l’invention, le commun dans la folie. Donnons-en un seul exemple : le narrateur, souffrant probablement de ce que l’on nomme dissociation de la personnalité serait à la fois Auguste, aventurier effacé et amoureux et Archy, l’historien tripoteur qui apparaît dans la seconde strate du récit, ces ricordi où apparaissent le présent de la narration. L’auteur nous en donne une illustration : curieusement, on peut y deviner une vague ressemblance avec la photo de l’auteur qui barre le bandeau de couverture. Un jeu de reconnaissance qui dévisage le lecteur et l’entraîne dans l’ultime confusion de la langue que doit porter le roman, celle du temps. Les dessins de l’auteur pastiche le style d’une objectivité victorienne, en tant qu’incarnation d’un imaginaire d’un autre temps. Ce qu’ici-bas nous sommes est un livre radicalement, comprendre avec la légèreté de l’ironie et sa gravité inhérente, drôle. Les dessins deviennent alors des collages : on reconnaît le visage d’Hugo et de bien d’autres.
Zindan était un monde à coefficient de rationnalité variable en fonction des individus, ce qui est à la rigueur admissible, mais aussi du temps et de l’espace.
Quelque chose de déraisonnablement moderne dans cette confusion de l’espace-temps. On s’amuse des distorsions temporelles, on s’en lasse parfois un rien tant elles paraissent datées, déjà. On pense notamment au QR code, vous savez ces sortes de code barres qui permettent d’accéder directement à un site web. L’auteur a la bonne idée de les transmuer en signes parleurs. La population autochtone porte des tatouages qui y ressemblent étrangement comme autant de décalques de jeu de go et de cette position dite Atari où personne ne peut sortir vainqueur. Manière sans doute de déjouer la reconnaissance visuelle dont s’amuse Jean-Marie Blas de Roblès.
Les rêves, comme tous les symboles, tentent de conjurer l’absurdité du monde, mais à l’énigme de notre présence sur Terre ils répondent par une affreuse et pénible sur enchère d’obscurité.
Ce qu’ici-bas nous sommes devient passionnant quand l’étrangeté se fait inquiétude, quand la redite du discours répond, mal mais toujours, à notre primordial angoisse. Toute reconstitution est désespérée, oscille entre fuite de soi et reconnaissance de tout ce qui nous échappe. Augustin Harbour implore des signes qui lui parleront, tout ce qui pourrait transmettre un message vers ce qui reste. Des poteries comme des enregistrements primitifs à reconstituer. Un attrait vers ce qui le dépasse et dont il porte la conscience que le désir de le connaître le détruira. Rationalité hallucinée face à l’incertitude de la magie, sa tension érotique. Dans le maintenant de l’écriture comme dans ses souvenirs (l’auteur glisse d’ailleurs quelques troublantes circulations entre ce passé et ce présent tout aussi supposé), Aby subit l’attraction amoureuse en sa variante éperdue. Rêve ou réalité, qui inspire qui, qui imite qui, que nous en reste-t-il hormis une intense insatisfaction ? Troublante Marushka Matlich, vestale d’une divinité en transmutation, au fond de son luxueux asile, Aby en quête la survivance. Ce qui nous reste est alors, qui sait, une autre combinaison de la réalité, une nouvelle façon de la décrire. Jean-Marie Blas de Roblès y parvient, une nouvelle fois, avec la pertinence de son ironie visuelle. Aby dessine le paysage de Zindan, portrait panoramique en plusieurs tableaux. Il se rend compte qu’il pourrait les disposer dans n’importe quel ordre et le tableau d’ensemble n’en serait pas plus fidèle. L’informatique serait née de ce souci de combiner autrement la réalité, l’auteur s’en amuse avec un vrai talent.
Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman à paraître le 20 août 20
Ce qu’ici-bas nous sommes (268 pages, 20 euros)
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