
Quelle frontière nous sépare de nous-mêmes, des autres, quel pouvoir politique dessine cette frontière de haine et de barbelés, comment du Mexique se définit-on par rapport au puissant voisin états-uniens ? Dans ces neufs puissantes nouvelles, Carlos Fuentes poursuit son interrogation romanesque sur notre commune humanité, sur les dominations et les révoltes, les hasards et les destins. La frontière de verre exprime avec force, sous toutes ses formes, la curieuse mélancolie d’aspirer à ce qui nous manque.
Qu’ils se mélangent. Qu’ils changent. C’est ce que j’ai toujours prôné. Le droit e changer. Le bonheur de se savoir vivant, intelligent, plein d’énergie, prêt à donner et à recevoir, récepteur humain de langues, de sangs, de mémoires, de chansons, d’oublis, de choses parfois évitables, parfois inévitables, de rancœurs fatales, d’espoirs qui renaissent, d’injustices à corriger, de travail à rémunérer, de dignité à respecter, de terre obscure ici comme là-bas, ce monde crée pour nous et personne d’autre – ici ou là-bas ? Je ne veux pas le haïr.
On peut lire dans cette longue citation, révélatrice du style de Fuentes, toute l’ambition de La frontière de verre. On pourrait, je crois, jauger de la réussite d’un livre à sa capacité à trouver une adéquation entre son propos et la forme qu’il trouve. Les nouvelles sont réunies pour rendre langue, comme on dit, à la mouvante pluralité du monde. D’abord sous la forme de sa dualité tutélaire, fraternelle. Il me semble que toute organisation formelle ne va pas sans une certaine ironie. Tout tient, ou se délite, à un mot : la boue, barroso. Carlos Fuentes, comme dans Federico à son balcon parvient à restituer l’essentiel de nos antagonismes. Leonardo Barroso représente la continuité oppressive entre tous ces récits. Le personnage du « Trait de l’oubli » est, on l’apprend au détour d’un épilogue, son frère. La pauvreté, la résistance révolutionnaire et syndicale et la puissance, le pouvoir et ses abjections sont un des moteurs de ce livre. On n’a sans doute pas encore trouvé mieux que cette sidération pour ce qui nous révulse, ce lien indéfectible de la haine comme forme de proximité. Dans sa très belle, et hallucinée, complexité Federico à son balcon en illustrait l’éternel retour. Les nouvelles montrent d’autres ressorts, tout aussi pérennes. Les amours impossibles, entre Leonardo Barroso et sa belle-fille, entre un étudiant médecin mexicain et un autre états-uniens, entre un laveur de vitre et une employée, sont autant de frontières de verre, de manque qui nous définissent tant ils permettent de « créer entre eux une communauté ironique, la communauté dans l’isolement. » Et si la littérature servait seulement à mettre en lumière la séparation des consciences perdues dans les rhizomes de notre monde.
le pays était une fiction ou, plutôt, un rêve prolongé par une poignée de fous qui crurent un jour en l’existence du Mexique.
On se définit toujours dans la transparence de l’opposition, dans la proximité irrésoluble. C’est ce que nous suggère Carlos Fuentes par la grande finesse avec laquelle il dessine la complexité des liens entre le Mexique et les États-Unis. La première publication, en français, du livre date de 1999. Rien ne s’est bien sûr amélioré. La frontière de verre sait mettre en valeur les liens de dépendance pour souligner que le lieu de la littérature reste celui des amalgames, des frontières qui n’existent que dans la tête, nous limite pour ne pas montrer nos ressemblances. Les pays existent seulement dans leur histoire commune comme tous les personnages du récit qui, in fine, se croisent dans un tunnel fatal.
Un grand merci aux éditions Folio Gallimard pour l’envoi de ce roman.
La frontière de verre (trad : Céline Zins, 360 pages, 8 euros 50)
Ce recueil m’a l’air tristement actuel malgré sa date de publication originelle… merci pour la découverte.
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