
À partir de quel héritage renié, de quelle hantise, vers quels liens nouveaux, s’élance et se pratique la modernité ? Dans cette enquête, intime et romanesque, sur le suicide de son frère, sur la survie dans la fuite d’une autre langue, Camille de Toledo interroge la matérialité du souvenir, la transmission des ombres – secrets et dissimulations – d’une génération à l’autre. Thésée, sa vie nouvelle creuse les lapsus du temps, la matérialité du langage comme expression des fantômes dont nos corps sont porteurs.
J’aime assez qu’un roman se base sur une hypothèse qui me laisse sinon sceptique du moins assez malaise. Voilà quelques années que je tournais autour de l’œuvre de Camille de Toledo, une vraie curiosité pour ce qui me semblait poser une proposition nouvelle, une pratique redoutablement intelligente du roman. Ne doutons pas que ce roman donne lui aussi lieu à une réception critique passionnante. Abandonnons donc le snobisme mesquin qui consiste à ni encenser ni évoquer un livre qui mérite qu’on parle de lui. Un roman qui invite à l’interprétation et que l’on pourrait, je crois approcher ainsi : Thésée, sa vie nouvelle fait partie de ces livres à l’exégèse aisée et qui laisse prise aux commentaires tant ils sont la matière première du livre. Soulignons au passage les très belles interruptions du propos qu’ils apportent dans leur forme poétique, versifiée ou peu s’en faut. Il est énormément à dire donc sur ce livre. D’autres sans doute pourront le faire plus intelligemment. Approchons-le plutôt par le doute, le seul vecteur – peut-être – de parole. Camille de Toledo lance son roman (on peut simultanément penser qu’il le fait comme un prétexte à l’expression de ce qui le déchire) à partir d’une hypothèse scientifique dont je goûte surtout au principe d’erreur. Afin de donner à entendre les « lapsus du temps », d’étirer ces synchronies comme autant d’illustration de son besoin de sens, Camille de Toledo s’empare (ou feint de le faire) de la psycho-généalogie, d’études scientifiques qui tendraient à montrer que notre corps conserverait une mémoire des traumas antérieurs, porterait même une résurgence des douleurs des générations précédentes. Entendons-nous bien : je suis bien incapable de jauger de la véracité de cette proposition. Où elle me laisse sceptique est qu’elle pourrait suggérer (ce que ce garde bien de faire l’auteur) que le suicide (comme les cheveux roux se moquait déjà Crevel) serait héréditaire. Une première lecture honteuse hâtive de Thésée, sa vie nouvelle pourrait aussi voir dans cette hypothèse une manière d’occultation non tant de la présence de son frère que des raisons, sans doute irréductiblement incompréhensibles, qui l’ont poussé à se suicider. On préfère l’hypothèse suivante : l’auteur, du fond de sa douleur, s’empare de cette croyance qu’« il y a quelque de plus vaste que la mémoire de l’esprit ; il y a le profond souvenir ancré dans la matérialité du corps. » Balzac se confiait à la physiognomonie, Camille de Toledo de ces « lapsus du temps » afin de continuer à se demander si le suicide serait une solution, un dérivatif, « pour libérer les âmes mortes qui pèsent sur nos corps. » La seule chose véritablement importante est qu’il transmue tout ceci en roman, issu pour tout ce qui le dépasse, vertige d’un lien collectif enfin possiblement retissé.
Ce sera d’abord tromper l’exil d’une langue qui le rejette. Au risque d’émettre une platitude, une des ombres tutélaires de ce roman est à l’évidence celle de Sebald. Outre les photos qui dédoublent le texte, l’accompagnent pour lui donner une autre matérialité, Camille de Toledo y reprend sa distanciation à la langue par son incapacité à se fondre totalement dans sa langue de l’exil. L’allemand le fuit, ne deviendra jamais (les mots nous tiennent) sa langue maternelle. Les raisons de son exil lui reviennent en une hantise physique ; le narrateur est accablé d’un incapacitant mal de dos, chute dans l’immobile. Il en ressort une tentative pour s’extraire de l’individulaité de cette « histoire de la peine et de la perte » de s’inscrire obstinément, avec ces répétitions obsessives dont seul peut-être le corps est capable, dans une histoire collective. L’autre grande question de ce roman est : comment survivre à une génération de destruction, de prospérité, d’aveuglement au nom de ressources crues illimités. Je le soulignais à propos du Grand vertige de Pierre Ducrozet : le roman contemporain réfléchit la brisure générationnelle que l’épuisement d’un modèle, le capitalisme et sa croyance panique dans la croissance, met à jour. La crise qui vient met à jour les lapsus du temps, ses ratés et autres répétitions de hasard. 1973, choc pétrolier, certains, dont le père du narrateur prennent alors conscience de la fin d’une époque, les Trente Glorieuses, mais surtout de sa reconstruction aveuglée. L’angoisse d’un avenir que les autres, ceux avant nous, auraient pu pleinement rêver, où il aurait pu se déployer. Tentation acharnée de de Toledo d’y voir un visage de son histoire personnelle : sur les photos du mariage de ses parents, il devine la prémonition de la catastrophe, la perduration de cette filiation d’homme fragiles et inquiets. La littérature reste, je crois, l’angoisse du survivant. Certitude difficile à ne pas partager de vivre dans « les déchets d’un monde que vous avez bâti », « où votre cool capitalism de sous-culture n’a plus d’autre idéal que sa propre survie. » Dangereuse hérésie de ce capitalisme à visage humain dont le narrateur aurait hérité. Et si c’était-cela le trait véritablement suicidaire dont il ne saurait se débarrasser ? L’idée revient avec un rien d’insistance. Peut-être pour pointer l’extériorité de toute reconstruction, la pudeur aussi dans cette évocation sensible, accusatrice, vectrice d’autres histoire, de son père.
il est déjà sensible à ce qui vient à ce qui vient, à cette alerte permanente de l’existence après les décennies de votre abondance : l’épuisement des ressources, la destruction des espèces, la fonte du permafrost… il lui manque seulement la capacité de ce qui vacille en lui ; il camoufle tout ça en nouant ses états d’âmes à de grandes catastrophes.
Pas besoin de la préciser, le narrateur se trouve pris dans cette fiction. La famille, le suicide, leurs manques et mensonges ne sont que des discours. Peut-être faut-il les renier, les croire sans influence sur soi pour permette qu’il fasse retour. Lancinante et itérative comme une douleur au dos, lui revient cette phrase (une des très belles brisures poétiques qui met toujours en dialogue le récit) : « je devrai de cette mort transformer l’expérience, sans quoi rien ne sert à rien. » Du suicide de son frère, il ne veut ou ne peut faire une fiction, un discours rassurant. Camille de Toledo préfère en faire – avec une grande part d’incertitude – l’expression de ce qui remonte, manière de retrouver le judaïsme errant des ancêtres. La poésie, la prière manquante ou peut-être qu’on ne peut se souvenir que des mots qui ont manqué. Thésée, le narrateur, s’invente un roman familial, des photos de manuscrit semblent en accréditer la vérité, la possibilité d’y broder des interprétations. Camille de Toledo nous plonge alors dans l’histoire sensible de ses ancêtres, de leur filiation inventée. Souvenir d’Oved d’abord à qui, quand il meurt enfant encore, il manque une prière, cette conscience de sa judéité. Camille de Toledo est issu d’une génération de juif marrane, d’une religion faite de dissimulation et de préservation, d’un désir d’assimilation où se creuse, peut-être, surtout les manques. Oved se voulait le premier roi juif de France, il apprenait leurs généalogies. Sa mort laisse son père désemparé, il se suicidera à la veille de la seconde guerre mondiale. Une des grandes beautés de Thésée, sa vie nouvelle est de porter, malgré tout, le souvenir de ne pas vouloir, comme le dira le père d’Oved, s’enfermer dans un caveau, retrouver la joie de l’enfance. « Était-ce déjà, ça, une prière. La joie de l’enfance, l’ardeur à jouer ? » Au-delà du malheur, des bourgeoises dissimulations parentales, il reste cette part d’enfance, souvenir lumineux que, dans un très beau dialogue, son frère l’invite à conserver. Dans ses doutes, ses colères aussi, Camille de Toledo, il faut le souligner pour finir, signe un vrai roman de la famille et de sa mémoire. Dans ce qui revient gît la possibilité d’un portrait juste. La possibilité restaurer d’un lien, d’une autre modernité voudrait-on croire.
Un grand merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce livre
Thésée, sa vie nouvelle (252 pages, 18 euros 50)
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