Retour à Martha’s Vineyard Richard Russo

Quelles chances pour que nos amitiés subsistent intactes, pouvons-nous revenir sur les instants où le destin bascule ? Trois amis se retrouvent à l’ombre d’une disparition, des chemins qui les ont séparés. Avec son habituelle délicatesse, sa précision dans l’incarnation de tous les personnages, Richard Russo entraîne son lecteur dans les souvenirs, les bifurcations qu’ils n’ont pas su emprunter. Retour à Martha ‘s Vineyard ou la capture des chances de nos existences.

Parler d’un nouveau roman de Richard Russo confronte à ce défi : comprendre pourquoi fonctionne avec une telle simplicité, cette fausse évidence parfois revêtue par la vie, le récit qu’il fait. Peut-être faudrait-il plutôt dire qu’il reprend comme on creuse obsession et vestiges de nos fantômes. Les ombres de Retour à Martha’s Vineyard sont alors si incarnées qu’elles excluent remord et nostalgie. C’est au fond peut-être le sujet de ce si beau roman : l’impossibilité de regretter son passé, la pesante vanité d’entretenir l’illusion qu’il aurait pu être meilleur, que nous aurions pu déjouer le hasard. On retrouve donc une des thématiques chères à Russo dont il donne ici une explication globale assez intéressante. Les États-Unis, selon lui, seraient dévorés par un anti-intellectualisme, une gloire du corps et de sa réussite. On peut d’ailleurs comprendre que les intellectuels en viennent alors à se caricaturer, à évoluer dans un dégoût du corps, du sport, comme par une distinction un rien stupide. Les parents de Teddy, un des membres du trio de retour sur l’île, en sont une caricature parfaite. Osseux intellectuels, dénués de tendresse, plongés dans leurs livres. Chose assez rare chez Russo pour être souligné, cette opposition s’appuie sur une référence à La légende de Sleepy Hollow de Washington Irving et au personnage de Brom Bones : l’homme fort décérébré qui persécute le naïf Ichabode Crane. Évidente incarnation d’une crainte politique patente déjà si finement mise en scène dans Et m*! L’opposition entre l’intelligence et la vie matérielle, très présente dans toute l’œuvre de Russo, a toujours pour cause première la relative absence de choix sociologique de savoir qui peut se payer, et poursuivre, des études. Le trio se retrouve dans le fait de devoir être serveurs dans une fraternité. Mais, comme ce professeur les a invités à le faire durant leur scolarité, il s’agit surtout dans ce roman d’interroger les causes profondes, invisibles et complexes de ce que nous acceptions d’être

Alors qu’il suffisait d’arracher un seul fil de la trame de la destinée humaine pour que tout s’effiloche. D’un autre côté, les choses ont tendance à s’effilocher d’elle-même.

Tout le talent de Richard Russo (lui qui jamais n’en fait étalage) est non de savoir lier l’histoire collective à celle individuelle. On peut d’ailleurs se demander si ce travail sur les époques, les générations, n’est pas devenu une embarrassante convention romanesque. Ce qui intéresse l’auteur, ce qui captive le lecteur, est ce qui revient, la douleur concrète des faits toujours crus insuffisamment vécus. On pourrait, de fait, craindre un effet de déjà lu dans l’argument de ce roman : trois jeunes hommes, à la fac, un seul est choisi pour aller au Vietnam, ils décident de passer un dernier weekend à Martha’s Vineyard, une de leur amie y disparaît, ils s’y retrouvent à 66 ans lorsque l’un deux croit vouloir vendre la maison maternelle. Tout est alors dans la hantise liée au déjà-vu. Rien dans nos vies, qui sait, n’échappe au commun. Pour Russo, la répétition des obsessions devient alors sans doute ce qui commande à l’écriture de ces textes. On n’irait pas jusqu’à affirmer qu’il déguise dans chacun de ses romans une brisure personnelle, on pourrait au moins dire que l’île de Martha’s Vineyard incarne, au moins dans Le déclin de l’empire Whithing, ce moment de rupture, de prise de conscience de sa classe sociale. « Les choses qu’on ne peut pas se permettre de perdre sont celles que le monde vous vole. » Il faut alors repriser, regarder pour réenvisager, tout ce qu’on a perdu. Écrire des livres qui ne se laisseraient pas porter par le courant mais montreraient que les hommes et les femmes qui les écrivent se consument de l’intérieur. Une attente que Teddy place dans les manuscrits religieux qu’il corrige, bricole. Donner donc de la matière à ce que nous perdons. Avant tout à cette amitié dont Russo sait peindre les charmes et les réserves : « Était-ce cela qu’il attendait de ses vieux amis ? La confirmation que le monde dont on se souvenait existait encore ? Qu’il n’avait pas été remplacé par une réalité dans laquelle on était moins impliqué ? »

Ce qui lui manque plus que tout, c’est une conviction naïve de sa génération qui croyait pouvoir se retirer du jeu si elle s’apercevait que le monde s’avérait irrémédiablement corrompu.

Dans tout Retour à Martha’s Vineyard, Richard Russo semble parler en connaissance de cause. En tant que romancier, il sait s’effacer dans sa distanciation à ses personnages dans une ironie douce-amère qui toujours touche. Il ne s’agit pas ici d’exacerber la fracture entre les générations mais bien, comme le fait Camille de Tolédo dans Thésée, sa vie nouvelle la coupable insouciance des baby-boomers. Montrer sans doute aussi que rien ne fut si simple. On comprend alors pourquoi Richard Russo mélange les temporalités, revient sur le passé de ses trois personnages pour montrer la place et les prémisses de cette possibilité, perdue (?), de se retirer du monde. Teddy et sa blessure, ses impuissantes et sa religiosité (on peut le dire Richard Russo est un grand portraitiste des ambivalences de la spiritualité), Lincoln et son ineffable père (Wolfang Amedeus Moser) sa fidélité et ses ressemblances et, pour continuer sur un des thèmes qui habitent Russo, Mickey et sa rude gentillesse, ses mensonges aussi.

Il faut alors souligner à quel point Retour à Martha’s Vineyard n’est pas une littérature pour hommes blancs sur le retour. Dans le jeu de dialectique qui constitue son écriture (une feinte opposition comme révélateur), la disparition devient une façon de faire de beaux portraits de femmes. La mère de Lincoln et bien sûr Jacy qui a mis les voiles lors de leur dernière rencontre. Sous des allures de polar mélancolique, l’enquête sur ce départ devient la révélation de secret et de douleurs, de très jolies prémonitions. N’en révélons pas davantage mais disons tout de même que, à l’instar de À malin malin et demi, Richard Russo sait mener son intrigue.


Un grand merci aux éditions de La Table Ronde pour l’envoi de ce roman.

Retour à Martha’s Vineyard (trad : Jean Esch, 377 pages, 24 euros)

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