
Écouter à travers les objets les voix qui se sont tues, susciter les secrets, confondre les ombres qui nous constituent. De nos ombres, sensuel saga familial, superbe chronique de ses pertes, de ses réconciliations dans la peine. Jean-Marc Graziani signe un roman rempli de fantômes, de toutes les présences que sait susciter son écriture d’une précision toute fantastique.
Belle découverte que ce livre. Une rencontre avec un romancier se fait, platitude, d’abord avec sa langue, peut-être même avec le lien qu’elle tisse avec le territoire qu’elle évoque. Nous en parlions à propos des Présents d’Antonin Crenn, un autre récit, de revenants : la langue est le premier décor où se débat l’écrivain. Jean-Marc Graziani ne se fait pas peintre du paysage mais plutôt des impressions, des basculements, de l’écoute de voix qui nourrissent notre besoin de fiction. Jamais De nos ombres ne cède au pittoresque. La Corse n’y est point arrière-fond de cartes-postales, son évocation historique, Bastia en 1954, n’a heureusement rien de la fidèle reconstitution historique. L’essence de ce roman est de nous faire entendre les voix qui parasitent tant Joseph que ce narrateur bellement fantomatique qui troue la tessiture du texte. La langue, surtout locale, apparaît alors elle aussi comme une résurgence, une trouée. Soudain des mots en corse, des toponymies ou des noms de familles qui pointent vers le secret et la transmission d’une filiation de substitution douloureuse. Tout ce qui va permettre aux mots « d’avoir un poids, une densité », les arrimer à la certitude qu’ils « avaient fait ployer la trame. »
Qui pourrait se contenter de cela ? De ce quart de vie, de cette conscience diffuse, de ces souvenirs qui demeuraient ou disparaissaient à l’improviste, comme passés à travers un filtre invisible.
Reprenons le fil de cette histoire qui brise sa linéarité, construit peu à peu son sens comme se mette en place, comme malgré soi, les pièces d’un puzzle. Joseph est un petit garçon, il entend des objets lui parler, lui intimer de leur retrouver leur place, de les restituer sinon à leur propriétaire légitime au moins à l’endroit où leur mémoire s’apaisera. La très belle idée de Jean-Marc Graziani est de confondre totalement sa narration avec cette hallucination de vérité. Superbe climat fantastique, l’ombre des voix du passé, insituables, guident Joseph. On entend les chansons de sa soeur qui, enfant, ne savait se taire. La tristesse intervient alors comme le moins incertain de nos secours. Pour revenir les voix ont, bien sûr, quelque chose de profondément irrésolu. De nos ombres sait varier ses figurations d’outre-tombe, donner un soupçon de joie mélancolique à ses élégies. On a beaucoup aimé quand elles se constituaient en fragments, quand le lecteur peinait à en restituer la continuité. Jean-Marc Graziani offre de très beaux récits de qui anime nos fantômes, nos photos. De nos ombres objectivise notre mauvaise conscience, tout ce qui nous fait exister, fut-ce en fantôme, par la promesse de se faire entendre. Ainsi, une photo survit tant qu’elle peut observer le monde, résister à l’effacement pour continuer à être cette femme aimée que sa remplaçante veut occulter. Dans ce roman tendu et bref, tout finit par se mettre en place, à laisser place à l’ombre majeur du siècle : la Shoah. Ces objets ne parlent pas par hasard à Joseph, sa mémoire à sa béance que le roman vient explorer. On a beaucoup aimé dans ce roman comment une ultime voix, celle d’un autre narrateur qui se confond avec celle de l’auteur, souligne à quel point l’écriture de cette histoire fut l’écoute des voix, manière de se laisser porter par ce qu’elles avaient à dire et surtout par les bifurcations ainsi imposées à l’intrigue. Jean-Marc Graziani souligne à quel point la souffrance captive, cherche toujours d’autres modes d’expression, n’est jamais exactement ce que l’on voulait dire. Il faut écouter les voix puissantes, fragiles, de ce roman.
Un grand merci aux éditions Joelle Losfeld pour l’envoi de ce roman.
De nos ombres (191 pages, 18 euros)