
Archéologie de soi, instantanées de cet entre-deux où, d’une civilisation à l’autre, notre vie s’écoule. Caressant la mélancolie, effleurant souvent la plénitude, la douce et précise écriture de Kathleen Jamie saisit et se souvient de fouilles, d’un séjour au seuil du Tibet, de son père. Strates ou tout ce que le passé laisse remonter, tout l’effacement de notre présent qu’il éclaire.
J’aime les livres qui parviennent à restituer un sentiment de déambulation, paraissent s’égarer dans des souvenirs, autant de fragments de conscience, dont la fragile continuité sert d’itinéraire. Le plus plaisant dans Strates, qui fonctionne sur ce modèle de réminiscences sans pesants commentaires, est la manière dont l’autrice s’efface, assume ainsi pleinement sa présence au monde. Dans une manière de luxueuse gratuité, il faut bien le dire. Un livre délicieusement composite donc, une sorte d’ethnographie poétique où l’homme, sa destruction, son accumulation de déchet et ses transhumances, reste au centre. Un livre de rencontre, c’est suffisamment rare pour être souligné. D’où une vraie douceur dans la prose de Kathleen Jamie. La simplicité de celle qui a touché ce qu’elle ressent, qui parvient alors à le transmettre en des mots simples, sans frime, avec le calme d’une colère qui n’a pas besoin de grands argumentaires. Ne pas faire dire aux événements davantage que ce qu’ils signifient. Peut-être affleurent-ils alors, trace de la décomposition d’une époque. Constat, glaçant, toujours au passage de l’accélération de la destruction du monde, réchauffement climatique, fin programmée de l’âge du pétrole, visage de la vie telle qu’elle passe, aveugle et inconsciente. Pas si malheureuse sans doute. Strates, comme on découvre, une pièce longtemps enfouie, laisse pourtant affleurer la mélancolique beauté de cette résistance à l’effacement. En Chine, en 1989, en pleine répression des révoltes étudiantes, l’autrice croise des étudiants qui, craintifs, prétendent opposer au gouvernement de la beauté. C’est si utopiquement magnifique.
le langage de la mémoire, des matériaux, de la terre, du travail de leurs mains.
Pour que le passé puisse remonter de terre, devenir le présent, il s’agit de retrouver cette langue, sa pleine occupation physique. À Quihagak, en Alaska, à Westray, dans les Orcades, Strates c’est la lumière des jours à creuser, leur fatigue et leur joie. Cette confiance déracinée aussi dans la nécessité de fouiller afin de rendre à la population locale un lien avec son propre passé. Kathleen Jamie, elle, imagine un instant la vie de ce passé, elle en rêve le lien à la nature. En Alaska, un instant, l’illusion que les anciens retrouvent leur langue, leur territoire donc dans ce livre si apte à capturer les paysages. Un détour d’ailleurs à la sourde gravité de ce livre. Un passage poignant sur son père – ici ou ailleurs, la vie disparaît, sans nous.
Un grand merci aux éditions de la Baconnière pour ce livre.
Strates (trad : Ghislain Barreau, 232 pages,20 euros)