Sous le coup de la grâce Laszlo Krasznahorkai

Apocalypse intime, effondrement intérieur, soubresauts d’un dépassement d’une angoisse au-delà de soi. Dans ces huit nouvelles Laszlo Krasznahorkai déploie toutes les ruses de sa prose labyrinthique, inquiète, où se reflète une vision panique d’un monde autant à la dérive que les sensibilités qui ici en rendent compte. Sous le coup de la grâce, sous titré Nouvelles de mort, donne un visage à nos folies, nos tristesses et nos vulnérabilités absolues, une image mélancolique de la résistance qu’on leur oppose.

Un carnet de lecture revient toujours à dresser un portrait du lecteur, des souvenirs associés à chacune de ses lectures. De ce livre publié en Hongrie en 1986 et en France en 2015, il me revient une lecture sur un ferry, vers l’île, bondé, une incapacité à me laisser prendre aux phrases panique de Krasznahorkai. Il faut pourtant vraiment s’empresser de lire ce livre qui explore, ressasse et magnifie ce que l’on pourrait envisager comme la part hongroise de l’œuvre de cet auteur : alcool, bistro déserté dans des villes fantomatiques, paranoïa d’une folie si proche de la lucidité, fuite aux allures de paraboles bibliques sous la pression d’un pouvoir aussi totalitaire qu’absent et qui révèle une spiritualité en mouvement, en fuite. Bref, tout ce que son complice Béla Tarr a si bien mis en image dans Satantango. Peut-être que tout ceci n’est qu’une erreur de perspective. On peut tout aussi bien penser que l’aspect « japonais » de Seiobo est descendue sur terre ou Au nord… sert de détour, un paysage nouveau pour revenir à son angoisse première, celle que les mots entretiennent et révèlent dans leur capacité à nous révéler enfermer dans nos propres monologues, celui du Dernier loup comme idéale incarnation. Des décors différents pour des hommes enfermés dans leur si révélatrice peur primitive.

une tristesse profonde s’était emparée de moi, une angoisse viscérale encore inconnue de moi vis-à-vis du monde en train de sombrer dans les ténèbres, un monde à la destruction, au sapement et à la déliquescence duquel – avais-je dû admettre dans un cuisant, un aveuglant éclair de lucidité ,- je n’avais jamais cessé de prendre part et… il n’y avait rien, aucun antidote à la peur de me dire que dans cette déchéance effroyable, rien de ce qui est noble, beau et n’existe pas, n’avait peut-être plus sa place.

Une parole hallucinée et définitive, perdue dans ses insensées précisions, très souvent dans Sous le coup de la grâce dans ses parenthèses et surtout dans ses admirables guillemets aptes à rendre l’extrapolation de la parole de l’autre, prononcée par une manière de clochard céleste becketien. Laszlo Krasznahorkai parvient à rendre compte de la malveillance humaine, de sa propension à supporter ou à poursuivre autrui, à notre besoin quasi religieux d’être vu afin de continuer à croire en l’existence d’un Dieu. Notons une fois de plus la part de la gnose dans son œuvre et la présence, toujours telle une question ouverte, d’un « Dieu hostile ou indifférent qui se contenterait de donner forme à ce qu’a d’inexorable et d’irrémédiable le monde tel qu’il s’engendre lui-même. » Toutes ces nouvelles offrent alors la chance de saisir une image, un instant d’illumination aussi cruelle qu’unique, comme le fait si bien Au nord…, de ce que nos souhaits de sacré ont, par essence, de contradictoires. Au fond, comme le dit le personnage de « Fuir Bogdanovich »: « mon attachement à lui vient de sa vulnérabilité absolue. » La nouvelle raconte, comme d’ailleurs les poursuites réciproques de « Rosi la piégeuse » la manière dont l’attraction absurde, dans un monde en déshérence, pour Bogdanovich ne tarde pas à se transformer en répulsion puis en abandon. Laszlo Krasznahorkai est pourtant bien trop malin pour laisser passer qu’il s’agit là de sa spiritualité propre, qu’il cherche à nous soumettre à cette pensée assez désespérée tant sa part « hongroise » ne se confie à aucune attraction pour la matérialité de l’art comme dans Seiobo est descendue sur terre ou dans Au nord. Mais le jeu des nouvelles, la variation assez minime des points de vue permet de souligner d’autres aspects importants dans la construction de cette pensée par la réverbération de monologue. Humour noir et tendresse pour nos tentatives de résistance au Tout comme il dit. Un homme cloîtré chez lui, incarnation de tant de héros de l’auteur, est persuadé d’entendre Dieu dans des modulations de fréquences. À moins bien sûr que ce ne soit dans les injonctions contradictoires reçues, par des billets difficiles à lire, d’un fonctionnaire d’un état oppresseur et fantomatique. Ou, bien sûr, les deux variantes d’une même histoire qui ouvre et referme ce recueil. Herman est employé pour tuer les bêtes sauvages qui pullulent, leur sauvagerie sert de miroir au monde qui l’entoure. Il se met à utiliser ses pièges sur les hommes. Une folie, un rêve doucereux que l’on pourrait, à l’instar de Lucien Raphmaj, nommé désistance ou comme Krasznahorkai lui-même dans un de ses plus beaux livres : mélancolie de la résistance. Continuons à attendre cette grâce ambivalente, mortifère peut-être, belle et sombre sans doute.

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