Hemlock Gabrielle Wittkop

La meurtrière à travers les âges, ses échos, ses peurs et ses hébétudes, l’aveuglement et l’irrépressible désir de liberté. Dans une prose captieuse, picturale, d’une rêveuse précision et d’une sensualité aussi musicale et grotesque que les époques (la post-renaissance, le XVII siècle et l’Inde en 1900) troublées où se tisse et s’entremêle le récit, Gabriel Wittkop ensorcelle. Hemlock, ou la ciguë, superpose fatalité, poison et peinture captivante de détails, de blasons.

Voici un livre qui parvient à tenir la gageure d’être sans cesse dérangeant : toujours étonnant, le lecteur ne saurait vraiment dire s’il l’a aimé, pourquoi aussi il s’est laissé prendre à ses envoûtements d’une noirceur presque parodique, à sa construction si maîtrisée qu’elle paraît par instant relâchée comme si l’autrice ne voulait pas se laisser aller à cette perfection. 2020 marque le centenaire de la naissance de Gabrielle Wittkop, les excellentes éditions Quidam republie donc Hemlock dont la première publication date de 1988. Espérons que ce soit l’occasion de redécouvrir l’univers si singulier de Gabrielle Wittkop. On sent d’ailleurs la marque de l’époque de sa première publication : la fin des années 80, provocation flamboyante, liberté et cynisme joueur dont le roman aussi se fait écho. Mais, Hemlock ne se laisse pas enfermer dans cette vision un rien hâtive d’un moment historique, tout le roman repose sur une mise à la question des récurrences historiques et, partant, des modèles littéraires qui mettent en forme les meurtrières, mythiques, sur lesquelles Wittkop brode ses visions. Plus que des références à Michon pour l’aspect pictural d’une prose qui s’arrête sur un détail afin d’en faire un tableau, pour la capacité de la romancière à décrire moins un moment historique qu’en saisir la senteur et l’horreur, plus aussi qu’à Claude Simon avec qui le roman partage cette vision fantasmatique d’une histoire qui serait recomposition des obsessions des auteurs, Hemlock est un roman libertin. On sait toute l’ambivalence du genre : des Liaisons dangereuses à La philosophie dans le boudoir, le libertinage romanesque s’écarte des morales convenues pour mieux interroger nos fascinations pour un mal sans remèdes ni issus. « L’ambiguïté, l’ambivalence et pourtant le manque d’issu. » Hemlock raconte le destin, l’éveil enfantin, les joies et leurs résignations, « la beauté de la ciguë », la haine et soudain l’idée du meurtre. Un long empoisonnement, les maladresses et tout ce qui mène à une culpabilité que la romancière se garde bien de juger.

Quelques fois, j’entre avec plus de présence dans l’histoire des personnages lointains, Beatrice Cenci par exemple, la Brinvilliers, Augusta Fulham… Et j’aime les drames qui ne sont pas les nôtres, j’aime divertir nos enfers des films où bougent les enfers des autres.

« La vérité est la part du discours passée sous silence», le plus évident serait de l’entendre comme la part autobiographique aisée à reconnaître dans cette danse macabre de ces « turbulents fantômes soudain masqués par le rôle de leur enfer caché. » Le roman se troue de séquences, en italiques, venant en écho avec les récits d’empoisonnement. Hemlock, la ciguë en anglais, raconte sa vie avec H atteint d’une maladie dégénérative. Gabrielle Wittkop dit avoir raconté dans Hemlock la fin de vie de son compagnon, la manière dont elle l’aurait précipité. On peut plutôt penser qu’elle met en scène la tentation de l’empoisonnement, joue avec ses conséquences. L’autrice livre alors un récit déchirant d’un amour sans concession, un lien fort dont elle n’omet bien sûr aucune ambivalence. On peut aussi y voir une façon d’échapper à l’horreur matrimoniale décrit dans son roman. Mais, la vérité n’est pas dite, à peine suggérer comme une façon de lier les récits, d’inventer de labyrinthes motifs, de créer un très subtil jeu d’échos entre ces héroïnes tourmentées, peu aimables.

Quant à la cruauté, ce n’était pas de la force mais bien de la veulerie qu’on avait besoin pour l’accepter. La cruauté du monde réel, s’entend, car pour celle des légendes ou des tableaux, c’était tout autre chose : une leçon, un spectacle, une catharsis, peut-être un oracle.

On a pas avancé beaucoup dans l’approche de ce si beau, grotesque et plein donc d’anamorphose (un reflet de la mort par un jeu de miroir décalé) tant que l’on ne parle pas du style de Gabrielle Wittkop. Beauté vénéneuse, rare et subtil comme le vocabulaire qui parvient à faire goûter aux délices du mot précieux (scurille pour ne donner qu’un seul exemple). L’écriture ne se justifie pourtant que son adéquation avec son sujet. Nous ne saurions en dévoiler toutes les pistes tant elles sont suspensives, inconscientes sans doute, tues aussi comme une vérité qui n’appartient donc pas totalement au dicible. Au fond ce qui persiste d’un récit à l’autre ce serait des images, des tableaux aptes à figurer l’empoissonnement des figurations d’une moralité du meurtre. Judith et Holopherne sera le premier tableau qui communiquera entre les récits. Le roman s’ouvre sur une évocation de la période trouble des Cenci où Beatrice empoisonne son père, le fait tuer. Gabrielle Wittkop restitue le parfum d’une époque des plus sanglante, s’arrête donc sur un tableau. La misère du monde, des stropiats pour reprendre un terme qui revient dans les trois époques. Roman carnavalesque, Hemlock dépeint une perception de l’enfer comme une fête des fous, un environnement où, sans Dieu, tout est permis. C’est sans doute la question la plus essentielle de la littérature : trouver des justifications, saisir les raisons d’un comportement. On passe ensuite à une évocation très réussie du grand siècle français, pas celui sirupeux du classicisme mais celui des libertins, des alchimistes. La Brinvillier, après avoir empoisonné toute sa famille, lit les Cenci de Shelley, retrouve cette fascination pour la ciguë, plante de son enfance. Le meurtre, ses difficultés, son horreur quotidiennement répétée, ses maladresses sont alors surtout un constat de torpeur. Des héroïnes hors d’elle-mêmes qui se croisent sans se confondre dont les actes obstinément se refusent à faire sens. Le lecteur est seul face à sa propre morale, qu’il se laisse prendre un instant encore dans la fascination de cette sombre fresque.


Merci aux éditions Quidam pour l’envoi de ce roman.

Hemlock (546 pages, 25 euros)

Un commentaire sur « Hemlock Gabrielle Wittkop »

  1. Cette très belle chronique entre en écho avec ma lecture actuelle de « Un jour, le crime » de Jean-Bertrand Pontalis dont je parlerai prochainement sur mon blog. Gabrielle Wittkop s’intéresse aux seules meurtrières, apportant un autre point de vue à la question et cela semble bien intéressant.

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