
Très courts récits hallucinés sur l’horreur et la solitude de nos vies, sur les formes étranges, et destructrices, que peut prendre l’attachement, sur les fictions inventées, leur humour très noir, pour contrecarrer la folie de nos vies dont Amelia Gray excelle à rendre le basculement. Cinquante façons de manger son amant est bien plus qu’un recueil de nouvelles, il est la poursuite des menaces sous-jacentes de notre monde.
Deuxième livre, après le très inquiétant Menaces, publié en français, chez L’ogre bien sûr, Cinquante façons de manger son amant offre la confirmation de la sombre fascination exercée par la prose d’Amelia Gray. Un écrivain véritable se reconnaît à la tessiture unique de son univers, à la texture palpable des voix qui en restitue la forme particulière de logique et de description qui en sont les sous-bassement. Cinquante façons de manger son amant offre alors une étrange continuité : tous ses courts textes, ses univers minuscules, douloureux mais agité d’un inconsolable désir de tendresse se répondent bien davantage que par le retour de personnages ou de motif. D’une manière sans doute un rien plus perceptible que dans Menaces, l’autrice déjoue cette trop grande unité par l’humour, par de rares nouvelles aussi dont la chute n’est pas sans espoir ni destruction.
Tentons pourtant de repérer quelques pistes dans ces nouvelles dont, certaines portent l’ambivalence de leur conclusion à une très belle absence d’issu ou de solution. Quelque-chose a déraillé, la réalité s’est grippé, elle fourbit ses menaces : le lecteur, dans ces textes plus optimistes, n’en saura rien. Néanmoins, le titre choisi pour la version française, Cinquante façons de manger son amant semble nous aiguiller vers un fragment d’un discours amoureux. On peut penser que le délire de destruction (de la réalité ou de l’autre qui en est la manifestation la plus évidente) tient aussi à un désir d’intégration. Contes de la folie ordinaire, de la vacuité d’une solitude à deux, de l’isolement de la vie de couple, l’amour comme basculement dans le principe de peu de réalité. Un désir aussi de se défaire, de revenir à cette simplicité primitive autant espérée que crainte. Un couple enferme une jeune fille (incarnation du lecteur voyeur de toutes les horreurs décrites dans ce recueil ?) dans des conduits d’aération pour qu’elle puisse mater et donner sens à leur vie à la dérive, un fils bloqué au stade de la succion, une fille amoureuse d’un château hanté… Et toujours les mots pour recouvrir d’un sens absent « cette fiction chimique et circonstancielle qu’est l’amour. » La nouvelle qui donne son titre au récit donne, sous la provocation d’une forme peu ou prou poétique devient alors une forme de récit de cette vie à deux, de ces désirs de meurtres et, qui sait, de cette forme paradoxale d’acclimatation qui pourrait, tout aussi bien, se nommer bonheur.
Jim s’aperçut avec satisfaction que sa vie venait de trouver un but, infime mais valable. C’était exaltant.
En l’occurrence devenir le double d’un type croisé sur l’autoroute. Amelia Gray nous entraîne dans son univers parallèle, saturé de solitude, de peur mais, en dépit de tout, d’une ombre un peu folle de tendresse. La rencontre de deux folies est peut-être ce qu’on appelle réalité. Une femme devient riche en prélevant des écailles du serpent qui soudain coupe en deux sa ville, elle trouvera l’amour dans le ventre de ce serpent. Sans avoir à gloser davantage, il faut se laisser prendre au profond plaisir de lire chacun de ses textes, se laisser happer par leur surprise et par la solution de continuité d’une lecture qui ne s’arrête pas à la fin de chaque nouvelle mais, comme un cauchemar, se poursuit dans une autre histoire proche, inquiétante autrement.
Un grand merci aux éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce livre
Cinquante façons de manger son amant (trad : Nathalie Bru, 210 pages, 19 euros)