
L’horreur par l’aveuglement, par la quotidienne atrocité de la vie domestique. Récit de la vie de famille d’une femme d’officier à Auschwitz, de ses dénis et de la façon dont Anton Stoltz en fait une atroce capacité à se leurrer soi-même. Le jardin du Lagerkommandant ou l’histoire tendue d’une non-prise de conscience, d’un basculement dans l’horreur que l’auteur, en le comprenant mais sans jamais l’excuser, nous fait toucher du doigt.
Peut-être la littérature n’en aura jamais fini avec la Shoah. Sans doute doit-elle encore creuser ce moment où le mal, dans toute sa monstruosité et toute sa banalité, a fait chanceler toute conception de l’homme, tout cet humanisme qui pensait par sa haute culture échapper à la barbarie. Anton Stoltz parvient à nous en faire un portrait détourné, celui d’un exécutant qui n’est là – c’est ce qu’il parvient presque à faire croire à sa femme dont nous lisons le journal – qu’il n’est là que pour compter les morts. « Je crois que les nombres ont un effet calmant que n’ont pas les noms. » Tout l’intérêt de ce roman tient alors dans sa façon de se maintenir dans le non-dit, d’évoquer ainsi ce que le lecteur, naïf, pourrait croire trop connaître. L’humanité réduite à un chiffre peut enfin être exploitée, réduite à l’esclavage, soumise à n’importe quelle idéologie. Nous y sommes. Mais les nombres ont eux aussi leur mauvaise conscience. On pense ici à cette belle scène d’Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père ne cesse plus de compter, se réfugie dans une suite de nombre. Le jardin du Lagerkommandant joue alors habilement du dévoilement, de son pouvoir d’incarnation assez maîtrisé dans ce roman surtout de dialogue. Anna arrive à Auschwitz ne pense qu’à organiser sa vie domestique, à ne rien voir du dehors, à éviter la frustre bêtise de la femme des autres officier. Elle se réfugie dans la culture mondaine, dans son idéologie dont elle reste toujours vectrice. On organise des thés musicaux, la vie continue comme le veut l’horrible expression. Anton Stoltz sait pourtant en instiller l’horreur, l’odeur. « Un jardin qui sent la chair humaine calcinée. », le jardin, dans le cauchemar d’Anna ne produira que des roses aux senteurs de crématoire.
Chacun s’arrange comme il peut avec la vérité.
La gageure tenue par Le jardin du Lagerkommandant est de nous montrer ses protagonistes toujours sous le jour de leur bêtise, de leur si humaine incompréhension. Tout bascule pour un souci domestique. Il faut bien, même au seuil de l’enfer, du petit personnel. Anna pense à sa coiffure, elle embauche une juive, se contente, selon sa mauvaise foi, de vouloir qu’il soit invisible. Elle ne voit rien, l’auteur parvient admirablement à nous faire sentir comment elle se refuse à percevoir les tourments de son mari, à ne surtout pas en interroger les causes. Hans Nebel picole pour accepter la duplicité de son funeste décompte, faire passer les couleuvres que sa femme ne le voit même pas « contraint » d’accepter d’avaler. Exercice d’équilibriste que celui d’Anton Stoltz que celle d’une plongée dans la conscience d’ordinaires salauds. Le pire est que ça marche. Et sans avoir à sombrer dans le commentaire, Anton Stoltz nous interroge discrètement sur la fascination que continue à exercer un roman avec ce genre de sujet. Lire le pire pour continuer à croire qu’il n’arrivera pas ou plutôt se demander, nous, quels sont nos aveuglements.
Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce livre.
Le jardin du Lagerkommandant (191 pages, 19 euros)