Les gueulantes du Goéland 7

À minuit, à nouveau, les gueulantes des goélands sonneront le lancement de leur invraisemblable rétablissement. Par les soins de Philippe, le réveil, remis en place pour que toute l’île l’entende comme quand le ferry rentre au port.

L’archiviste est à se pinter au Goéland, embarrassée par les discours racistes et poujadistes du patron. « On s’en prend toujours au même, aux petits, aux hommes blancs mûrs mais ça va changer. » Noémie, bon, est parvenue à ses fins même si elle s’attendait à ce que ce soit plus désagréable de payer de sa personne, comme on dit. La partition de Philippe n’est pas franchement plus agréable à jouer. À la frontale, il cherche le campement, quelque part vers Kérel de celui qui ne saurait être désigné comme coupable.

Noémie l’avait pressentie à juste titre. Au milieu du fatras, Philippe débusque les preuves censées incriminer celui qui sert de gauchiste dans l’île. Philippe est toujours en train de se demander pourquoi il fait cela quand, comme prévu, il se fait surprendre en flagrant délit pour éviter un flagrant délit. Les filles ça les a fait marrer. Sans doute parce que c’est pas elles qui se retrouvent, en pleine nuit, au milieu de nulle part dans ce vallon dont la descente est d’une raideur si belle, face à face avec un inconnu qui, avec un calme suspect vous demande ce que vous voulez volez dans sa modeste installation.

« Un trompe l’œil, j’ai dû trouver un autre refuge. J’aime bien quand même connaître les salauds qui s’acharnent sur celui que je ne peux plus habiter. »

Philippe lui montre, outre la pince-monseigneur, les morceaux de branchements, les brochures sur le câblage des réseaux numériques. Voilà pour sa partie la plus facile. Maintenant, Philippe doit le convaincre de participer à leur mascarade. Il ne comprend toujours pas la nécessité de l’impliquer. Il est juste heureux de partager cette exaltation.

Noémie a moins de mal, sur l’oreiller comme on dit, à convaincre Mathias. Après tout, elle a déjà supporté toutes les versions du manifeste qu’il n’a toujours pas réussi à rédiger. Pas compliqué alors de le convaincre de la connerie de sa coupure, prémisse au fait de ne pas assumer ses actes. L’idée d’une responsabilité collective l’enchante. Surtout quand elle permet de lui cacher que le chauffeur du grand hôtel de la côte, son plus improbable soutien, a déjà œuvré pour le disculper.

Les pochetrons du Goéland ne sont pas si faciles à manipuler. Ils acquiescent aux gueulantes du patron dans l’espoir de recevoir un peu d’écoute. Pas aisé de les extraire de leur torpeur égrillarde. On proteste et on grommelle, on croit le temps d’une bière aux envolées lyriques plus ou moins haineuses. Tant qu’elle suit la cadence, l’archiviste est accueillie avec cette courtoisie amusée avant que d’être piégeuse. Elle voit bien, à la quatrième bière, n’être plus tout à fait observatrice impartiale, que son discours est aussi confus que celui du patron. Pour un peu, elle ressentirait, elle aussi, le besoin de se répandre sur ses misères.

À trois kilomètres de là, à Goélan, au centre exact de l’île, Noémie retrouve elle aussi cette évidence : pour faire parler autrui, il faut se livrer. Les confidences s’échangent, ne se reçoivent pas. L’intimité enfin, comme le dit Mathias, sans rien entre les gens, sans écran ni multi-nationales, le contact dans une vie réelle. Peut-être enchaîne-t-il, nu et repu, que si son sabotage n’apporte que ceci ce sera déjà énorme. Noémie en doute, ostensiblement comme pour s’engouffrer dans une brèche dans son discours.

Transition, pas si habile, vers son ex-mec et la confusion raciste auquel, par la faute de John, ce sabotage va sans doute être réduit. L’indépendantisme breton et son long flirt avec l’extrême-droite, son anti-capitalisme de façade alors que, on le voit partout en Europe, une fois au pouvoir, il se vend à la stabilité économique pour s’y maintenir.

Mathias s’étonne d’avoir soudain, une interlocutrice si bien disposée. À lui parler, ses idées lui semblent limpides. Certes un rien dévoyées aussi mais surtout écartées de toute hargne et de toute frustration. L’instant, songe-t-il, devrait durer. On construit des relations sur moins que ça : un souvenir de bonheur sans doute manipulé mais qu’importe. Sourire mutuel, complice, deux âmes aimables se découvrent.

Le charme pourrait se disperser quand on frappe à la porte. La présence de Julien et de Philippe renforce pourtant ce lien intangible. Communauté réduite d’une clandestinité pour rire. Une sorte d’accord, d’absence de dénégation surtout, s’instaure autour de la bouteille de pastis aux herbes de l’île apportée par Julien. Peut-être parce que Noémie, rayonnante, à trouver la bonne formule : « on exige tous de s’absenter de nous-mêmes. Le truc c’est qu’il nous faut lutter pour reconduire cette possibilité et surtout ne pas nous laisser dépossédés de l’urgence de la coupure. »

À l’entendre ainsi déclamer, Mathias se dit qu’avec Noémie ils se sont rencontrés parce qu’ils en sont au même point : à écouter l’effet de nos belles phrases pour voir comment on pourrait les traduire en acte. Son idée, un peu revancharde quand même, est belle. Relancer le système comme si de rien n’était, rejouer, à intervalles irréguliers, sa perturbation, habituer les habitants à l’instabilité, montrer à quel point personne n’est capable de maintenir notre mode de vie oublieux de son confort.

Mathias est lancé, il pérore avec un enthousiasme communicatif. Il écoute même les remarques de Julien : internet plus gros pollueur du monde, son immatérialité a une consommation d’énergie bien réelle dont il faudrait apprendre à faire l’économie. Leur dialogue fait évoluer le projet : plus de coupure mais une limitation. Le moindre délai dans le téléchargement d’une page suffirait peut-être à nous faire nous demander si nous désirons la consulter, à créer la rareté dans cette société de fausse abondance.

Les deux compères sont partis. Sur le même scooter, ils sortent rétablir la connexion. Heureux de pouvoir se projeter dans un hypothétique demain. Philippe les suit sur une autre bécane. Trop de vent pour que Noémie, derrière lui, entende sa question : pourquoi n’as-tu pas parlé de tes façons d’incriminer John ?

Peut-être parce qu’elle n’est pas certain du succès de cette mission. Au fond, elle ne croit pas au froid réalisme de l’affirmation de l’archiviste : « en France, jamais un flic ne bougera pour un attentat d’extrême-droite. Ils vont enterrer l’affaire. Tu auras ta vengeance et ton ex risque que dalle. Il sera même content que son île reste un endroit de piraterie. »

Peut-être, en tout cas la généalogiste fictive ne parvient pas à manipuler John aussi facilement qu’elle le croyait. Le temps passe, elle n’est toujours pas invitée à finir la soirée chez lui. Elle va devoir trouver autre chose pour déposer le coupe-boulon. Les esprits s’échauffent. Des mecs un peu trop seuls songe l’archiviste qui ne sait plus quelle motivation inventer à sa présence ici. Elle écoute les conversations sans parvenir à se défaire de l’impression qu’elles sont outrées à son intention. Un joli petit cirque que tempère John. Appel à l’équilibre autant qu’à recommander.

Du bout du comptoir on pérore, encore : « internet, on s’en passait avant. On avait confiance en ceux qui savaient, on avait pas besoin de tout vérifier. » Quelque part dans la salle : « c’est sûr, c’était plus facile de croire tes conneries ! » « Ouais rigole mais notre mémoire, elle tenait pas dans un téléphone. Pour retenir une date ou un lieu, il fallait lire jusqu’au bout. Sans votre internet, on va arrêter de passer d’une chose à une autre, vivre dans l’impatience d’une notification. »

Peut-être n’a-t-il pas tort mais la sonnerie de la dernière tournée ne le terrorise pas moins. Un événement inédit sait l’historienne de nos dissimulations. Sans doute à elle seule destinée. Les clients ne s’en précipitent pas moins pour revenir à la source. Ce soudain afflux sera ma seule diversion. Fonce cocotte.

Elle s’immisce dans l’appartement. Indescriptible foutoir. Craintive surtout de s’aventurer dans une intimité à laquelle elle serait capable de trouver des excuses, l’archiviste flanque la pince-monseigneur dans le premier placard venu. Elle s’enfuit sous les cris des goélands que leur manipulation a réveillé. Ça va changer quoi pour moi de le faire accuser ce pauvre type se demande-t-elle.

Fatale hésitation. Posté en observation à la fenêtre de sa chambre, la moins chère, celle avec vue sur la ruelle pisseuse, où la jeune fille a garé la bagnole de Philippe son vélo, le flic la voit sortir de l’immeuble de John. Amusant, ils partagent exactement la même réflexion : qui suis-je pour accuser autrui ? Qu’ils se démerdent eux-mêmes : un couillon finira bien par s’accuser, des techniciens vont tout remettre en place. Autant mettre en cause les intempéries.

Aux Grands Sables non plus rien ne se passe comme prévu sans que personne n’en porte la responsabilité. Bien avant d’arriver, Julien aperçoit le fort éclairage, à peine filtré par une tente, qui se dégage de cette sorte de tombeau qu’est la chambre des sables. Toute une équipe à pied d’œuvre. Inutile de s’approcher pour savoir que tout s’apprête à être rétabli. Inutile aussi, pense Julien, de parler de son abattement. Plus ça va et plus les choses se passent sans moi, comme s’il ne restait plus que le retrait et le silence, comme si on avait perdu le droit d’agir, un peu n’importe comment certes, sur notre environnement.

Qui sait ? La petite troupe, en tout cas, ne parvient pas à se disperser comme ça, comme si rien n’avait eu lieu. Prolonger un instant encore l’instant où l’on peut se parler, discuter de ce que, ensemble, on pourrait faire pour ne pas renoncer à envisager tout à fait autre chose.

Pas si mal comme petit matin après un Grand Soir si raté. Quand il est réveillé par les coups à sa porte, John aussi prémédite un changement radical. Ça part mal se dit-il quand il voit la gueule enfarinée du flic, tout content, lui annoncer son départ. Ce con lui tend même un cadeau. Une sorte de réveil, affirme-t-il. Ça pourra vous servir pour signaler la fermeture de votre bar, pour vous rappeler aussi que vos conneries n’amusent personne. Il l’a à l’œil. John n’entend pas le reste du charabia : la sonnerie se déclenche, indifférent les goélands continuent à gueuler. Ça veut rien dire.

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