Monsieur Palomar Italo Calvino

De la description entomologiste, d’une ironique précision, à la spéculation sur le langage et son organisation du monde, Italo Calvino mène son lecteur à une réflexion sur le désordre mondial, sur les silences imposés par ses pulvérulentes cosmogonies. Monsieur Palomar offre une méditation puissante sur la singularité et ses miroirs, le regard et les communs qu’il invente.

Peut-être plus encore que dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino brille par la rigueur de la construction de son livre qui, dès lors, peut apparaître dans l’apparent désordre de notations désinvoltes et ironiques. Au premier abord, délicieusement trompeur, Monsieur Palomar collecte des impressions, et parvient avec un vrai talent à incarner ses descriptions, à les faire toucher à son lecteur. Calvino livre d’ailleurs une présentation assez exemplaire, toujours sans doute un rien trompeuse, de ce qu’il entendait faire pour traiter un des thèmes qui lui est, selon lui, le plus cher : « définir les « bases matérielles de l’existence »» et, pour se faire « redonner du crédit à un exercice littéraire tombé en désuétude et considérée comme inutile : la description. » Notons d’ailleurs que, à son habitude, Italo Calvino se montre diablement malin et affronte, de biais bien sûr, cette grande question : un auteur peut-il commenter son œuvre sans en limiter la portée. Pour lui, comme d’ailleurs le très beau Les singes rouges de Philippe Annocque, un romancier parle surtout des livres qu’il n’a pas su écrire, peut-être seulement du reliquat du projet qui hante le récit achevé.

Ce n’est qu’après avoir connu la surface des choses – conclut-il – que l’on peut se lancer à la recherche de ce qu’il y a au-dessous. Mais la surface des choses est inépuisable.

Les récits de Calvino sont des pièges. Le lecteur comprend très vite que la description de l’accouplement d’une tortue, d’une vague, d’un gecko, d’un gorille albinos, des inscriptions mayas ou des touristiques temples zen sert à autre chose. Discrètement, sous une très grande légèreté, une belle clarté que mon propos hélas obscurcit, Italo Calvino place alors son lecteur dans un dispositif évident qu’après explication. Désolé de le dévoiler au lecteur mais il semble au cœur du projet de Monsieur Palomar : trouver une modélisation du monde, une représentation de ce qui serait, de prime abord, singulier mais ne serait que répétition, reprise et redite. On entend bien sûr ici une définition de la littérature. On aime surtout que la table des matières soit un piège, une autre façon de parcourir le chemin de Monsieur Palomar. Monsieur Palomar se constitue donc de trois grandes parties, trois chapitres dans chacune et trois sous-partie dans chaque chapitre. Cette antique classification ternaire permet à l’auteur d’organiser son désir de sens. Dans la première partie « le texte tend à se configurer en description. » Tout le charme est de ne pas savoir, de ne pouvoir jamais totalement décider si Calvino désigne à la fois ses parties, ses chapitres, ou ses textes. Avec une progression logique, avec aussi une attention à ce qui échappe et est imminent dans chaque texte, la deuxième partie « implique également le langage, les significations, les symboles. Le texte tend à se développer en récit. » Italo Calvio reprend ainsi ce qui serait l’image (le miroir) de l’induction dans toute réflexion logique. Mais l’auteur, comme son personnage, ne se pose pas en spécialiste, magnifique dilettante absorbé dans ce qu’il nomme joliment « hyper-travail », comprendre regarder du dehors le dehors du monde, dans une chaise longue Monsieur Palomar réfléchit sur ce que peut lui inspirer l’ordre du monde, « et à comprendre (rien qu’en théorie) que le seul salut, c’est s’appliquer aux choses qui sont », à se demander si « la seule donnée non illusoire, commune à tous » ne serait pas « l’obscurité », savoir surtout que « ne pas interpréter est impossible, comme il est impossible de se retenir de penser. »

Tous, nous, tournons et retournons entre nos mains un vieux pneu vide par le truchement duquel nous voudrions parvenir au sens ultime auquel les mots échouent à atteindre.

Le langage comme point de départ et d’arrivée de toute pensée, objet premier de la description et vecteur surtout de l’interrogation qui préside à Monsieur Palomar : la quête d’un objet singulier dont la description, la saisine, serait celle du monde dans son entier. La vague, dans sa répétition, dans ses motifs complexes et, peut-être, simple, en serait l’exemple parfait. Et Calvino parvient à ce petit miracle : le singulier dans ce qu’il a d’unique ou l’affrontement de la dysharmonie du monde, comme la démarche d’une girafe, qu’il est « difficile de faire tenir dans quelque modèle d’harmonie intérieure. » À ce titre, la partie sans doute la plus fascinante de ce texte est sa réflexion sur le silence (miroir premier du langage) : cette conscience de la description comme lutte, aussi vaine qu’indispensable, contre la mort. Et la légèreté malgré tout qui hante toutes ces si belles réflexions. La description, dès lors, servirait alors à cela : être le silence avant la conclusion, le suspens de cette modélisation théorique qui, tut, marcherait.


Merci à Folio Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Monsieur Palomar (trad : Christophe Mileschi, 180 pages, 7 euros 90)

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