Le veilleur du jour Jacques Abeille

Au miroir du secret, à l’ombre de nos pertes, de nos mémoires réinventés en d’amoureux et architecturés, entre mystère et magie, récits, Jacques Abeille poursuit son aventureuse exploration des frontières du rêve, des consciences altérées, des manipulations politiques… Dans une langue visuelle, ensorcelante, précieuse parfois, Le veilleur du jour se traverse comme un rêve: le lecteur s’y voit au miroir de ce qu’il n’a jamais vécu et pourtant lui appartient obscurément, obstinément.

Sans doute n’en a t-on jamais fini avec le cycle des Contrées ; peut-être faut-il l’arpenter comme on rêve, encore et encore, avec cette captieuse distraction qui achoppe et saisit des bribes, s’arrête sur les images dont fourmille Le veilleur du jour, ressent cette atmosphère de perte, d’amour, d’intensité et d’idéalisme. La période explique, qui sait, les délices pris à me plonger dans ce « grand livre {qui} n’apporte pas seulement des révélations mais la force de les supporter. N’est-ce pas ici quintessencié la vertu de tout livre ? » Une fois de plus Jacques Abeille nous plonge dans l’aventure d’une écriture, dans cet univers de reflets, entre reconnaissance et perte, qu’est la lecture. Il construit ses contrées comme une cellule livre, un labyrinthe à déchiffrer encore et dont l’ultime révélation serait, bien sûr, morbide enfermement définitif en son sein. Tous ses livres se demandent surtout qu’est-ce que raconter une histoire, non tant pourquoi mais comment elle se transmet, comment elle survit dans un monde qui lui dénie sa nécessité pour mieux imposer une vision unilatérale, platement politique. Jacques Abeille définit alors son narrateur, au nom un rien trop évocateur de Barthelemy Lécriveur, comme un miroir sans tain, une transparence sans mémoire qui tend à s’effacer. Une vision possible de l’auteur, mais seulement un de ses reflets. Se souvenir qu’il convient de

faire fleurir les virtualités de l’écrit. Ce qui est écrit a besoin d’être déplié et c’est tout un art que de donner leur aise aux mots ; au lieu de faire effort, il faut s’abandonner, vous comprenez ?

Il m’a paru particulièrement facile de m’abandonner à ce récit chatoyant. Avec une vraie virtuosité, Jacques Abeille y déploie ses images : des cauchemars carnavalesques, des scènes de mortifères frénésies mais aussi des lumineuses errances maritimes, les enchantements charnels de l’amour. Barthelemy Lécriveur, errant sans mémoire, fantôme sans explication, revenant hanté par notre pulsion de récit, est chargé de garder un entrepôt, son cimetière adjacent. À l’instar de tous les personnages d’Abeille, il semble surtout « le gardien d’une frontière indécise, celle des lieux où l’envoûtement s’était effondré. » Le cycle des contrées c’est surtout l’exploration des failles de l’intime, des instants de vertiges, des réticences des révélations, « cette défiance nostalgique, ce sentiment d’insuffisance de soi et d’incertitude du monde », « cette béance soudaine de la peur. » Restitution au détour d’une statue, d’un miroir, d’une architecture de l’envers des mots, des ruptures à partir desquels il paraît possible de changer un peu sa vie. Dès lors, « la légende n’est que l’intercesseur entre la distance quotidienne et l’ajustement nocturne. » Le veilleur du jour est un récit de nuits, de rêves. Un véritable plaisir à les traverser sans chercher à les expliquer, à en palper le tissus comme le fait le très beau personnage de Coralie, pour voir comment se répète ou s’entremêle des motifs. Bien sûr, La vie de l’explorateur perdu referme quelques portes mais je préfère parler du jeu d’opposition, de dialectique, partant, entre homme et femme, savant et politique, pour opérer une rêveuse confusion de la ressemblance déjà si bien mise en jeu dans Les jardins statuaires. Le veilleur de jour est l’histoire, sous ses formes qui se répètent, d’un amour perdu comme si tout récit n’était que la restitution d’un enchantement.

Il y a sans doute, en tout homme, comme en toute femme, poursuivait-elle, un certain d’idées, une certaine combinaison de pensées qui constitue en lui ou en elle la mort. Mais quoi qu’on fasse, on ne déchiffre jamais cet emblème même si parfois on s’aventure en deçà de lui, dans le gris indistinct des fonds.

Affirmer alors que Le veilleur de jour est le révélateur d’une hantise de la mort serait une platitude. Nul doute pourtant que pour Jacques Abeille on ne comprend que ce l’on perd mais que l’on peut s’inventer de fallacieux, de délicieux, retour. Sans doute en se tenant au « plus proche du frémissant silence des signes. » Barthelemy vit dans le dénuement de l’attente, de la reconnaissance obscure de l’amour, doublure d’ombre d’un passé oublié, secret. Jacques Abeille fait du récits de ses amours une légende. Barthelemy et Coralie s’aiment sur des tombes, dans cette certitude de s’être déjà connu, de faire ainsi revivre les promesses de l’enfance (qui n’a, l’auteur le dit bellement, rien d’autre à promettre qu’elle-même). Tout ce roman tient de cette conjuration de la mort, l’auteur lui dessine une très belle architecture : l’entrepôt est un cénotaphe, l’amour un jeu avec sa fin prévisible. Barthelemy veut reconstituer chaque instant de cet enchantement, il se perd dans l’écriture de son journal, signes annonciateur de sa mort, et dans la lecture de ce Livre et dans ce « lieu dont le livre était la glose et la gnose. »Le livre, le cycle des contrées, comme soigneuses architectures, chambres cachées et secrètes circulation, cimetière de son auteur, contemplation d’une civilisation perdue. Et comme toujours chez Abeille une très sombre réflexion sur la politique, sa domination par la menace d’une invasion dont Un homme plein de misère explorera les contrastes. Citons-en seulement une très belle réflexion : « La question est de parvenir à ne pas trahir des idéaux qui nous trahissent. Nous sommes engagés dans un paradoxe que seule une abstention radicale peut nous aider à dénouer. »

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