L’énigmaire Pierre Cendors

L’endroit de l’évanouissement, du contact à soi dans une perte magnétique, le génie du lieu par la magnifique – poétique – expropriation du monde. Sous ses allures de roman de science-fiction (particulièrement réussi dans sa langue et sa cosmogonie), L’énigmaire offre une réflexion saisissante sur la mise en récit de soi, de nos échappements pour un contact solitaire, silencieux, au monde, à la nature. Sous la pluralité de ses strates, sous la magnificence de sa langue, Pierre Cendors à nouveau captive, inquiète dans sa tentative de faire de l’espace du dedans, l’espace romanesque, l’exigence de l’acuité et de l’ardeur. À lire avant qu’il ne soit trop tard.

La lecture de L’énigmaire donne envie (comme l’auteur à l’occasion) de s’abandonner au superlatif. Le terme chef-d’œuvre vient comme premier qualificatif, lecture indispensable, un des plus grands auteurs du moment. Curieuse, méliorative, manière de rester à l’extérieur de cet univers dont il importe je crois de souligner la cohérence, la très grande tenue par la continuité des hantises. Les romans de Pierre Cendors dévisagent la perte, ils veulent lui donner un visage et créer ses revenances. On se sent, chez lui, au seuil de la perte, au bord de l’évanouissement, dans des solitaires stades supérieures de la conscience. Nada Neander, une absence qui ne se dissipe pas, jamais le roman n’en aura fini avec l’extermination de l’homme par l’homme. Le personnage du très beau Silens Moon revient ou plutôt enregistre les bribes, les stèles, d’un autre récit, d’une autre survie magnifiée. L’une des portes d’entrée dans L’énigmaire serait alors celle du labyrinthe textuel. On va le dire ainsi : un contentement profond à lire un roman qui semble s’élancer, se résumer peut-être même, d’un poème de John Burnside. Pierre Cendors veut donc saisir cet instant où, plus tout à fait nous-mêmes, tant enfin nous sommes à l’écoute du monde, des voix qui en déforment le réel, l’absence du moi devient ravissement, renoncement, pour ne pas dire joie suppliciante d’une expérience intérieure. Écoutons « le grincement d’une impassible apocalypse », « cessons d’être le diminutif de nous-mêmes.»

Des langages que j’ai acquis auprès d’autres peuples, je dirais ceci : à quoi bon apprendre les nuances de notre ignorance ? Nous savons tout nommer, même les noms des dieux défunts nous sont connus, mais quel homme nous dira d’où il vient, qui il est, où il va ?

Pourrait-on alors hasarder cette affirmation : Pierre Cendors veut mettre à nu la parole (« un dialogue nu avec le langage du réel »), la restituer dans cette solitude essentielle, dans son parasitage par toutes les voix qui en ont parcouru la dissipation. Admirablement, il continue à inventer des dispositifs pour enregistrer la disparition – le refus du mensonge de la vie sociale – qui la constitue. Après avoir, dans l’indispensable Archives du vent, créer de cinématographiques hologrammes comme autant de miroir d’une création idéale, L’énigmaire confie sa parole flottante à un dialogueur. Une sorte de récit qui continuerait à s’enregistrer lui-même, à poursuivre nos réflexions, en vérifiant nos intuitions. En vain, bien sûr. « Là, quelque part, quelqu’un m’attendait. C’était moi. Un autre moi. » On poursuit la même personne, on passe d’Hermann Hesse à Tarkovski. Importe seulement de savoir que « les postes-frontières de notre moi sont innombrables, et moralement bien gardés. » Il s’agirait de s’ouvrir à une altération de la conscience et laisser remonter les sous-images, lutter contre notre « comité intérieur de censure », « s’abandonner à une sorte de « nonchaloir vigilant » » sans doute par « ce savoir-faire de la défaite. » Au fond, le vrai charme des romans de Pierre Cendors tient à cette impression de communauté, une profonde fraternité avec tous ceux qui pensent que « l’échec a de l’avenir.»

Je possède l’anarchisme joyeux des vieilles âmes. Ce lieu me ressemble. On y verra jamais flotter l’étendard des victorieux. Pas ici.

L’invention d’un lieu où convergent tous les récits, toutes leurs fuites. Orze, un village effacé, pour ainsi dire, durant la première guerre mondiale. Seuls les lieux de dérèglement subsistent ; seuls survivent les endroits de dérangement. Un trouble géomagnétique, des fouilles qui font ressurgir un appel du silence, le récit de plusieurs égarés qui viennent s’y perdre. Dernier fantôme d’une conscience parfaite. On commence donc par Laszlo Ascencio, premier bébé née dans la navette spatiale de ceux qui, après l’avoir, détruit ont quitté la terre. Lors d’une permission, il part explorer Orze, comme à l’appel d’autre voix, comme on invente une histoire. Il y découvrira le « lieu d’une expérience de vie imminente. / De vie retour. » Peut-être, s’il fallait absolument concevoir une réticence à l’égard de cet immense roman, n’est-ce pas la partie la plus réussie. Il me semble que dans la partie rapport de mission, la langue de Pierre Cendors ne répond pas tout à fait : pastiche de franglais ou pastiche des traductions automatique, la poésie de ses visions touche moins. Science-fiction un rien en trompe l’œil qui pourtant touche quand elle met en question notre messianisme, l’invention d’un autre lieu quand les hommes se sentent sans origine et se confie à une religiosité imbécile. L’important, toujours, est l’invention langagière qui occulte l’objet de la révélation. Une organisation, la Divna, invente l’Originatrice, l’endroit où l’on revient. Orze serait alors le lieu de ce maléfice, de ce texte primordial, ces stèles de l’énigmaire. Laszlo Ascencio découvre qu’un archéologue les aurait découverts, le roman nous en donne des fragments qui rythment le récit, qui montrent surtout que cette quête se répète. On passe alors à une autre strate de récit, une couche qui en vient contester l’évidence. Adna Szor, petite-fille de Nada Neander qui héritera d’un très beau conte (une histoire de disparition qui donnera son nom à l’ultime narratrice), vient à son tour à Orze. Elle retrouve le Dialogueur de Laszlo, lui confie elle aussi ses pensées, son avance vers le silence. Elle y compose sa dernière œuvre. Plus tard, Sylvia Pan, dans un monde ravagé, héritera de ce Dialogueur, proposera une explication qui sans doute ne suffit pas totalement. Les dits de l’énigmaire ne sont peut-être que délire schizophrénique, Orze un lieu de contamination. Reste alors l’épiphanie poétique, l’immense beauté plastique des formules de Cendors : « On finissait par se lasser, un jour, de faire tinter les mêmes clés sans porte » ; « le temps ladre qui, partout ailleurs, nous asservit, existait, ici, dans sa royauté primitive. » L’énigmaire devient expérience de lecture, il faut se laisser porter par ses paumés magnifiques, la douce folie de ces dingues d’une lucidité peut-être supérieure, intenable et nécessaire. Continuer à exister plus fort.


Un immense merci à Quidam éditeur pour cet immense roman.

L’énigmaire (230 pages, 20 euros)

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