
Quelle langue trouver pour représenter le Mal, quel parlement pour l’expier tel un Démon qui hante, ressurgit, impose sa violence, sa possibilité du bien aussi, lumière dans la noirceur ? Avec un travail impressionnant sur la langue (brisure de sa syntaxe, saturation d’images et de sensations), Dimitri Rouchon-Borie happe le lecteur dans le drame d’une enfance violée, dans le désir de revanche d’un âge adulte sans issu. Le démon de la colline aux loups où la meurtrière apnée, dans un esprit malade, sacrifié; étouffante et éprouvante traversée du désir de rédemption.
Le lecteur a besoin d’éprouver le simple fait que le style – dérèglement de la façon de parler et de voir – est une pensée, une représentation particulière du monde. L’intrigue du Démon de la colline aux Loups peut paraître mince, au bord du sordide et de cette invraisemblance qui, peut-être, caractérise le fait dit divers : un enfant maltraité, torturé puis affamé, violé puis filmé raconte comment il a survécu, comment il se heurte de plein fouet à la reproduction de la violence. Raconté ainsi le roman pourrait laisser craindre le pire : le voyeurisme derrière un vague déguisement sociologique, le prétendu pittoresque de la misère, le pathos du sordide. Le style c’est peut-être avant tout la manière dont on s’écarte de la restitution de la réalité, dont on parvient au réel. Une des tentatives continue, jamais épuisée, de la littérature est de restituer la déraison, l’altération de la logique, la vie comme un monologue plus ou moins halluciné. On pense ici, pour ne pas remonter trop loin, à La mesure de la joie d’Arno Calleja. Dimitri Rouchon-Borie lui aussi s’empare de la syntaxe pour en faire un écho des syncopes de pensées de son personnage. Pour restituer un enfermement auquel Duke, le si profond narrateur, veut échapper, l’auteur nous emporte dans ses phrases sans virgules, dans ses propositions principales sans lien de subordination ou de logique. Les pensées se télescopent, les images surgissent, froides et dur : le « parlement » si particulier de Duke nous laisse partager sa façon de voir. On peut, malgré tout, regretter un tout petit peu que par un souci peut-être d’élégance dans cette œuvre si équilibrée, riche et rythmée, l’auteur ait fait l’impasse sur les répétitions, les ressassements dont, sans doute, serait la proie la naissance si douloureuse d’une parole empêchée sur soi.
La colline aux Loups c’était déjà une prison bien pire que tout imaginez-vous sous l’eau depuis le jour de votre naissance à retenir votre respiration en attendant une bouffée d’air qui ne vient pas ma vie c’est ça.
Loin du sordide (pourtant affronté frontalement dans la reconduite de l’horreur de la vie de Duke), Le Démon de la colline aux Loups s’apparente rapidement à une relecture des mythes derrière tous récits. La naissance à soi est une perte, la découverte de l’espace, du dehors. Dimitri Rouchon-Borie sait faire advenir les sensations: le regret pour l’enfer quand, faute de confrontation, il semblait ordinaire. Enfant sauvage, dénutri, ignorant, inquiet, il explore le monde à partir du Nid où, avec sa fratrie, il se réchauffe. Ensuite, l’école le découvre, le contraint à prendre mesure de sa misère mais lui donne aussi un nom. Donner un nom, ne jamais y parvenir totalement, les conséquences et les méprises nées de la langue : le roman ne parle peut-être jamais de rien d’autre. L’auteur, en tant que journaliste judiciaire, rend alors assez admirablement compte de cette dépossession d’une langue à soi que serait la justice du père. Loin d’être exemplaire ou détestable, Duke est celui qui sait que l’émotion primale domine les pauvres mots dont bien mal on recouvre nos sentiments.
j’ai répété que ce serait un orgueil immense de penser expliquer un malheur si important par des mots.
Duke, bien sûr, advient à lui-même en se confrontant à l’altérité, à cette parole sur soi émise par d’autres et qui tant et tant a de prise sur nous. Dimitri Rouchon-Borie revient alors au mythe, à une explication voulue commune. « c’était une pensée que je ne maîtrisais pas totalement je ne dirais pas que j’étais l’auteur de tout » affirme Duke afin d’expliquer ces gestes par la démonologie. Comme tout récit Le démon de la colline aux Loups se fait alors réflexion sur le Mal, sur l’option du Bien, sur nos déterminants et nos absences de choix. En prison Duke lit du Saint Augustin, tente de se fondre dans la rédemption catholique : il ne se reconnaît que dans ses débordements. Après le vide, si bien esquissé, du procès de son père, il se convainc d’être possédé, pénétré, par le démon. Il fugue de sa famille d’accueil avant d’être rattrapé par la violence. La vie dans un squat, l’amour pour une junkie, fatales conséquences. Une manière d’inconscience et d’irréalité, point de vue égaré de Duke, qui donne tout son poids à cette description. La violence est encore là, elle attend. Elle surgit dans un débordement dont la syntaxe d’une grande fluidité nous donne image. Le récit devient alors savoir comment on aurait pu éviter d’aussi fâcheuses conséquences, l’éthique ce n’est peut-être pas autre chose. La littérature, elle, c’est le souvenir des enchantements, l’espoir de salut, la brillance d’un peu de bienveillance. Au fond c’est ce qui subsiste de ce si sombre Démon de la colline aux Loups. Une façon aussi de ne pas survivre à nos culpabilités. La grande réussite de ce roman n’est pas tant de faire des dire de Duke une crédible hallucination mais d’interroger sur la pertinence des exorcismes qu’il invente, des discours tout fait auquel il se confie.
Un grand merci aux éditions du Tripode pour l’envoi de ce roman.
Le démon de la colline aux Loups (327 pages, 17 euros)
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