
Des souvenirs, les restes de l’enthousiasme et comment il subsiste face aux déconvenues quotidiennes, résignations et autres peurs. Avec une douce distanciation ironique, dans un très bel enchaînement de réminiscences, avec une tendresse sans condescendance, Mènis Koumandarèas retrace, à travers l’histoire d’une verrerie, l’histoire d’une génération grecque dans l’immédiat après-guerre. La verrerie, magnifique roman mélancolique sur ce qu’il reste de nos vies.
On retrouve un grand écrivain, je crois, à son ton. Non tant à son phrasé qu’à la façon dont son style traduit sa façon singulière d’appréhender le monde. Après Mauvais anges, on se replonge dans la discrète beauté d’un rapport mélancolique au monde, un rien de nostalgie toujours rattrapée par une douce ironie, un sourire empathique face à l’âpreté d’une époque révélée au détour d’une phrase. Ou peut-être : ce qu’il faut de gravité pour que l’humour fonctionne, de détours pour sous entendre gouffres et béances qui animent tous les personnages de cette si enjouée comédie, sans doute parce que son sujet principal est la dépression. Une nostalgie qui ne croirait pas à ses propres regrets, peut-être est-ce cela la mélancolie chez Koumandarèas. Rarement, pour autant que je puisse en juger, un auteur a approché si sensiblement l’effondrement dépressif, la façon d’affronter cette pathologie jamais glorifiée mais seulement d’en saisir les symptômes et autres manifestations.
Sa vie se jouait dans une autre dimension. Chaque détail devenait gigantesque et misérable.
La verrerie explore, sans la moindre tristesse, les contre-coups de l’exaltation. Vlassis perd pied, s’enfonce dans le silence, la douce crainte, la jalousie impuissante pour la séduction qu’exerce sa femme Bèba. Son élégance désœuvrée, une main tendue dans le noir vers celle de sa femme, incarnerait une douloureuse absence de résignation. Heurts, souvenirs et malheurs d’une histoire d’amour, d’un portrait politique d’une génération désappointée. Sans avoir à insister, La verrerie dépeint fidèlement horreur, terreur et compromissions de la toute fin de la dictature en Grèce. Étudiants, au Parti quand ils se sont rencontrés, Bèba incarne ce qui reste de cet espoir de changer le monde, de tout ce qu’elle fait pour, au jour le jour, l’affronter. Tout ceci s’exprime dans un lieu : cette verrerie dont cette protagoniste complexe hérite et qu’elle maintient à flot. Koumandarèas saisit aussi ainsi un point de bascule : celui de la faillite de cette ambitieuse et démesurée modernité. Fini le temps où l’on pouvait tenir commerce juste pour avoir de quoi vivre, un peu d’argent pour aller, avec les amis, dans une gargote rapiécer les mêmes souvenirs, redire les mêmes espoirs pour mieux croire qu’ils ne sont pas morts.
Et la petite fille qu’elle était, avec tant de rêves d’avenir… Depuis, tout s’était précipité. Comme quand on boit un verre d’eau et qu’on reste sur sa soif. Mais de toute manière, pensait-elle, il y aura toujours des enfants qui s’aimeront, qui se battront pour que la vie ait un sens, pour que les ténèbres se dissipent et que la lumière renaisse. Libérés des vieilles idées et du poids des héritages, ils essayeront de vaincre la vie, de reprendre la partie que d’autres avant eux ont perdue.
Bèba, jusqu’au bout, c’est le désir. Celui que, dans Mauvais anges déjà, Mènis Koumandarèas savait rendre toute l’ambivalence. La culpabilité entretenue à son égard est peut-être un des meilleurs révélateurs d’une époque. Plus Vaslis s’enfonce dans la dépression plus Bèba renaît à l’espoir d’une vie à elle, le désir d’une rencontre, d’un dialogue, de contrer aussi cette peur de la Sûreté qui rôde au fond des phrases. Magnifique, pitoyable. Plus le présent révèle son ordinaire, comique souvent, déroute plus les personnages ont recours à leur souvenir. Koumandarèas parvient à leur donner chair, la matérialité exacte de ce qui nous revient sans que nous ne sachions regretter ce qui nous revient. Le romancier dessine alors une manière d’errance dans Athènes, dans la précision où apparaît ce qui est perdu : des marques de clopes, ce qu’il faut de tristesse pour que l’espoir perdure. Un profond roman sur les souvenirs, leur pesanteur, leur joie aussi.
Un grand merci aux éditions Quidam pour l’envoi de ce roman.
La verrerie (trad : Marcel Durand, 148 pages, 16 euros)