
Les traces de l’enfance, le milieu dont on ne s’émancipe jamais entièrement, l’influence d’une jeunesse à Psagot, entre colonisation et extrémisme politique. Dans un récit intime, très structuré au risque de la répétition, Yonatan Berg décrit sa confrontation à l’autre, dissipe la fausse normalité des souvenirs et interroge son rapport au corps et à la difficile liberté face aux souvenirs de la forte cohérence coercitive vécue chez ces colons en Territoires palestiniens. Quitter Psagot, un beau récit sur les attachements de la mémoire.
Dans La dernière interview Eskhol Nevo interrogeait la manière dont on peut habiter une colonie israëlienne afin d’en donner une image autrement plus complexe que celle que nos jugements politiques imposent au premier regard. Yonatan Berg pourrait paraître pousser encore un peu plus loin sa réponse : son livre devient réellement passionnant quand il outrepasse un peu le contexte afin que chaque lecteur puisse se reconnaître, même à travers les clivages religieux compliqués qui déchirent cette société schizophrène. Ici comme ailleurs on vit dans l’aveuglement, le non-dit pour la violence qui nous maintient dans la normalité hystérique de la classe moyenne, « gagné par le silence idéologique inhérent à toute société de consommation, un silence qui tend à ne surtout pas mettre en péril la croissance et le développement. » Néanmoins ce récit d’une émancipation interroge dans sa nostalgie un rien binaire. Pendant toute une partie de ce livre, avouons avoir été agacé de constater qu’il ne semblait exister pour l’auteur aucune alternative entre spiritualité et déréliction, soit l’orthodoxie religieuse, l’inscription de soi dans un grand corps coupable, soit la dissipation malheureuse dans la drogue, la débauche mondialisée, marchande, individualiste. Et pourtant c’est dans l’exhibition de ces contradictions que Yonatan Berg passionne.
La parfaite concordance entre social et vision politique entrave le louvoiement de la pensée et du doute, c’est-à-dire du changement.
On peut d’ailleurs penser que c’est lorsqu’il louvoie et doute que l’auteur approche au plus près son intime, devient touchant. Il parvient alors à « comprendre ce qui reste des figuiers, des oliviers, de la lumière claire et chaude, comprendre ce qui a été oublié, perdu, peut-être ? » Laisser entendre ce qui revient malgré toutes les théories et autres structures qui l’enserrent. Le visage d’un camarade mort durant un service militaire dont l’auteur souligne l’absurdité et la violence mais aussi et surtout ce rapport compliqué, plein de refoulement, à l’individualité et à l’autorité. Yonatan Berg insiste (souvent un poil trop pour donner cohérence à son récit structuré en thème) sur la dualité de son univers et sur le divorce dont la dichotomie le frappe toujours. Il grandit sur une maison ouverte d’un côté sur le désert, les ruines bibliques, la possibilité d’un refuge et, de l’autre, Ramallah, la présence palestinienne déniée. Il se forme dans un strict respect de la Règle, l’observance religieuse mais aussi dans l’attrait pour ces « jeunes des collines », colons hors de contrôle mais très largement toléré. Avocat du diable, défenseur d’un endroit dans lequel il ne peut pas vivre, dont il ne parvient jamais à s’extraire. « Ce fut le moment où le regard de l’autre croisa mon incapacité à le supporter. » Lente prise de conscience de l’impossibilité de vivre dans une « implantation » mais aussi du rapport compliqué à l’autre. Quitter Psagot propose alors une poétique manière de s’identifier au regard de l’autre – « un regard tourné contre moi » – et d’user des outils, selon lui, de la poésie (« le scepticisme et la précision ») pour continuer à se construire, hors des catégories. Peut-être dans une question irrésolue, agaçante : quelle spiritualité pourrait nous aider à nous penser, à nous inventer un rapport à l’autre ?
Un grand merci aux éditions de l’Antilope pour l’envoi de ce récit.
Quitter Psagot (trad : Laurence Sendrowicz, 253 pages, 22 euros)