
Agencements, échos et correspondances, de scènes cauchemars, de visions de basculement, plongée dans les hantises d’un monde – infiniment visuel – au bord de l’émeute. Dans un style explosif, inventif et limpide, Fratrie nous happe dans le domaine de la substitution, dans celui surtout de l’équivalence d’un sens toujours suspendu. Dans ce très curieux récit, Thierry Decottignies parvient à imager les intermittences de ce que nous sommes, nos fuites et nos dissipations. Laissez-vous happer par l’entropie de ses impressions.
J’aime inventer, a priori, des continuités dans mes lectures, les orienter pour y deviner une poursuite d’une ressemblance inventée à l’intuition. Après La sirène d’Isé d’Hubert Haddad, je me suis lancé dans le nouveau, son second, roman de Thierry Decottignies avec la certitude d’y trouver une exigence de l’écriture. La ressemblance avec le roman d’Haddad tient, vaguement, à une commune représentation des labyrinthes de la folie. Plus sombre, plus strictement contemporaine sans doute aussi, elle reste sans issue ni explication chez Thierry Decottignies. Il est bon, je pense, qu’un roman vous laisse totalement désemparé, incertain de la signification à prêter à son récit. C’est en cela que je trouve Fratrie proprement contemporain : précisément dans son rejet du prêt-à-penser, dans ce roman qui se commente lui-même, insiste sur ses feintes complexités pour en faire un argumentaire de vente. On pense ici aux récits de Blanchot tant l’important semble de communiquer l’incertitude de ce qu’il faut penser, son adéquation avec les sentiments de son personnage face à la multiplication de situations difficilement réductibles à un sens unique, tendues pourtant dans un désir d’interprétation. On s’en doutait pourtant. Le premier roman de Thierry Decottignies, La fiction Ouest portait déjà haut ces trouées de sens, ses percées de vides et cette imaginaire dangereusement cantonnée à un atroce parc d’attraction. Un récit aussi magnifiquement complexe que Fratrie se définirait alors surtout par ce à quoi il se refuse de se laisser prendre. Aucune fascination pour la peur, pas une once de complicité avec l’horreur, continuer à faire « comme si l’étape suivante devait être la disparition des êtres et des choses, de moi-même aussi. »
C’était plutôt comme une espèce de cartographie accidentelle, en mouvement – même s’il n’y a pas d’accident, chaque glissement finissant toujours par être déterminé par les correspondances qui se créent.
Fratrie ce serait comme dans un rêve. Mais en rendant son sens plein à la métaphore : un perpétuel déplacement de sens. Tout au long de ce récit, de cette traversée des hallucinations, des correspondances se créent, des motifs et des images reviennent. L’auteur laisse au lecteur le désir de les relier. Un bon livre est celui qui assume que l’on puisse passer à côté, qui n’explique pas ses ressorts, qui ne les limite pas à ce que l’auteur peut en comprendre ou prétend vouloir en dire. Interpréter Fratrie révélera autant mes obsessions que celles de l’auteur. Manière, au passage, plutôt subtile pour Thierry Decottignies de refuser la part autobiographique, ce que l’on prétend reconnaître d’un auteur et qui justifierait son texte. Traçons quelques lignes, tout de même. On a évoqué la rémanence du trou déjà si central dans La fiction Ouest. Fratrie me paraît donner une autre image à ce manque fondamental. On pourrait résumer ainsi son « intrigue » : un homme prépare d’explosif cocktail pour son frère engagé dans une lutte, à la lettre fratricide, à des émeutes en curieux écho avec le contemporain. Il disparaît, il est pourchassé par son autre frère, mi flic mi milicien. Le narrateur et son frère flic parte pour retrouver le troisième frère, l’émeutier. Il délaisse Seth, le quatrième frère, prostré au pieu. Très vite, comme dans un rêve, les identités se substituent jusqu’à ne plus trop savoir qui est la proie qui est l’ombre. Tout ceci, il faut insister, s’énonce dans une grande transparence. Écrire serait fraternisé avec des peurs et des obsessions qui ne nous appartiennent pas, on finit malgré tout par s’y reconnaître. Un des motifs les plus évidents (on pense notamment au pigeon mort, aux bestiaires en mutations pour les plus obscurs) serait celui de l’accident de voiture. On comprend que cette fratrie se débrouille seule après un accident. On en débrouille jamais entièrement le mobile. Seth en est traumatisé, le narrateur s’approprie ses peurs, en revit les images dans d’autant de séquences brutales comme une image qui revient.
J’avais l’impression d’un arrêt de toute chose, ou plutôt d’une totale impuissance à l’intérieur d’un mouvement incessant, vertigineux.
Il semble alors que le récit ne tiendra pas sans évoquer, sans évoquer la dissolution fondamentale à laquelle s’affronte Thierry Decottignies : l’effondrement du langage. Être comme dans un rêve, c’est aussi se laisser porter par la sonore matérialité de la langue. « un fantôme, probablement, que mon cerveau matérialisait en taillant directement dans l’étoffe acoustique qui nous entourait. » Le début du récit, sa partie immobile, avant le voyage dans les accidents successifs de voiture, se tisse de beaux échos sonore. Le rêve commence quand on se croit dans une chanson. Le mouvement vertigineux, le glissement sans accident que nous fait entendre Thierry Decottignies est celui de sa langue mise à nu, rendu à son pur pouvoir d’évocation. Peut-être faut-il, plus simplement, se laisser prendre à ses courtes séquences, à la richesse de leurs images.
Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce livre magnifique.
Fratrie (156 pages, 15 euros)
Nice blog
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