O Miki Liukkonen

Le cercle des interprétations délirantes de nos névroses, théâtre hilarant du déjà-vu, réflexion sur les distorsions de l’information et du temps et surtout sur ses conséquences sur le roman. O est un roman magistral, cirque de personnages aux obsessions et malaises peut-être symptomatiques de notre époque. Par sa capacité à donner voix à tous ses personnages, à entrecroiser leur présence comme dans une hallucination, Miki Liukkonen signe le roman d’un contemporain qui sait, égaré dans sa sur-conscience de lui-même.

Saluons d’abord l’audace du Castor Astral : sortir un immense roman, près de 1000 pages, relativement complexe, dans un temps où il faut lire vite, ne pas s’arrêter trop longtemps sur des petits romans calibrés, signés d’auteurs reconnus. On découvre cependant avec un plaisir jamais démenti l’univers de Miki Liukkonen, on se plonge dans son jeu d’emprunts, de références et de distanciations qui en font ce que l’on peut nommer un roman-monstre. Un de ces romans délicieusement polyphonique où l’avis de l’auteur se perd, s’annonce et se dénonce derrière celui, foutraque et renseigné, obsessif, de ses personnages. Il est dans O une manière de folie, une exaltation au limite du pathologique, une célébration de la vie dans son désordre et dans notre désir de l’organiser. Trouver sa voix serait, peut-être ici, multiplier les références, naviguer entre tout ce qu’elle aurait pu nous dire de l’époque. On pense, bien sûr à Thomas Pynchon (la paranoïa ayant alors été remplacée la névrose individuelle) ou à David Foster Wallace (les notes de bas de pages devenant la fiction d’une névrose de l’exactitude), on pense aussi, hélas, un peu à Houelbecq (les corps sont tristes, dents grises et libido chiasseuse, le gris uniforme, la saleté sous le contrôle, envahirait l’époque). Mais c’est toute la grâce de ce roman : sa suspension d’histoire, la sérendipité avec laquelle il passe d’un thème à l’autre, ne conclut rien et laisse l’ensemble dans un suspens de sens qui, peut-être, caractérise notre époque.

Car on ne vivait pas au pays des contes de fées mais dans une totalité chaotique, sur des fragments temporels avec des quarks en guise de sorcières.

On s’oriente plutôt bien dans ce roman tentaculaire, on se laisse porter par le récit de névroses, par les instantanées qu’ils superposent. On pourrait alors y voir le désir de former une société secrète de névrosés, le partage d’une vision si panique du monde qu’elle se replie sur la conscience de toutes les options qui s’offrent à nous. Nous avons d’abord un club d’étudiants en physique quantique, ils s’entraînent à la natation, se demandent s’ils n’ont pas été réunis pour leurs discours un peu dingues, leur incapacité à en sortir. En regard, pour ainsi dire, nous avons une compagnie de théâtre, une autre belle bande de névrosé. Tout le plaisir de la lecture de O est sa manière de suggérer que tout ce joli monde (un nageur qui fait toujours le même rêve de cyclisme, une femme obsédée par les poignées de porte, un homme par la façon de servir le café, un autre par Kant, un dernier par l’hyper-conscience apporté par notre vie sur les réseaux) mettrait à jour une part de la vérité du chaos de notre monde. À l’origine du récit serait une perturbation, un suicide et une série d’évanouissement. On aime beaucoup que comme dans Les forces étranges, O réactualise la croyance d’une communication par l’éther. La littérature c’est peut-être inventer un autre mode, perturbé et instable, inquiet et fou, de transmissions de l’information.

Miki Liukkonen invente alors la possibilité d’un autre rapport entre les gens, une communication qui ne serait que la mise en récit et en regard de nos incertitudes. L’invention d’une autre musique. Un prof d’université un peu paumé, un peu amoureux peut-être de ses étudiantes, joue des symphonies sur des aubergines, un groupe obscur de savant prouve l’existence de l’éther (la matière qui régirait le vide entre nos vies) par des crécelles de pourrim. La fantaisie l’emporte toujours sur la névrose dans ce grand livre dont l’humour est l’expression la moins incertaine de maigres et temporaires certitudes. Disons la superposition de plusieurs théories scientifiques ou plutôt de leur utilisation métaphorique dans un récit. Une partie du roman se construit sur les lettres de Nicolas Testla qui, du fond de sa folie, aurait transmis, à un obscur assistant hongrois, le secret d’une communication solaire. Un autre personnage construit des tobbogans, restes de ses désirs artistiques, à partir des matériaux récupérés chez Tesla, bombardés, qui sait, de cette obscure communication qui viendrait bouleverser l’ordre du temps. En même temps (c’est aussi cela la physique quantique : la possibilité de la concomitance des deux réalités en apparence contradictoires), O est un immense roman sur la théorie de l’information, sa possible dilution, sa capacité à altérer notre perception du temps. Tout se réduirait peu ou prou à une sensation de déjà-vu. Mais la littérature est-elle vraiment autre chose. On s’amuse vraiment quand les distorsions temporelles deviennent textuelles, un personnage entend les réflexions du narrateur au début du roman. Le chaos devient total, tous les personnages se croisent sans aucune explication globale. Au lecteur, sans doute, d’y plaquer ses propres névroses.


Merci au Castor Astral pour l’envoi de ce roman monde.

O (trad : Sébastien Cagnoli, 962 pages, 28 euros)

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