
Monologue impressionnant, sensible, de la conscience de soi au-delà des racontars devenus réalité, des malveillances transformées en faits, au-delà aussi de la quête d’une place pour une jeune fille au milieu de la guerre d’Irlande. Dans un style tout de ressassement et d’amalgame des différents moments d’une intrigue simple mais parfaitement maîtrisée, Anna Burns signe une histoire passionnante, universelle. Milkman ou la lutte pour trouver sa place dans la communauté, trouver les mots pour dire ce qui est tu.
On l’a déjà dit, souvent : un roman devrait être la trouvaille d’une manière particulière de dire le monde pour en offrir un point de vue si singulier qu’il en devient, à le lire, commun. Anna Burns y parvient avec une âpre délicatesse. À l’instar de Zeruya Shalev, notamment dans Douleur, elle parvient admirablement à rendre la densité d’une conscience, à faire varier ses ressassements pour faire progresser son intrigue. On pourrait comprendre Milkman comme un roman d’initiation. Sans happy-end ni rédemption : son objet serait de mettre un nom exact, acceptable, sur les choses et les gens. Rien n’est nommé exactement, ce décalage est peut-être une conscience individuelle. Le laitier du titre n’en est pas véritablement un, il s’en sert comme d’une couverture à son activité de renonçant (ainsi sont appelés tous ceux engagés dans la lutte armée). La narratrice ne sera jamais nommée (toujours par elle-même) que sœur du milieu, tous les membres de sa famille ne recevront un nom que par ce classement. Manière de montrer l’emprise familiale. Le contexte de la guerre d’Irlande ne sera jamais ni décrit ni reconstitué. On en ressent pourtant profondément le vécu. Comme dans quasiment tous les romans, l’univers de Milkman est une communauté forclose. Anna Burns la referme sur les liens entre les gens : tout le monde y est connu par l’endroit d’où il vient, sa religion, le nombre de renonçant, de martyre, que compte sa famille. Bref par le poids intenable de sa réputation.
La narratrice nous touche par son refus de ne rien donner à sa communauté, de ne pas se laisser classer, de fuir obstinément son siècle et ses horreurs guerrières. Anna Burns en fait un radical procédé descriptif : elle le nomme le jamais-vu. En français s’il vous plaît. Étrange caractéristique de nos interactions sociales de si mal accepter nos aveuglements sur l’horreur, nos capacités à les voir en détournant les yeux. Par un très habile jeu de références, Anna Burns situe ainsi son esthétique : la sœur du milieu commet le crime impardonnable de lire en marchant. Des livres du XIXième siècle. Thomas Hardy, Jane Austen sans doute aussi. La littérature anglophone est emplie de ces consciences en quête d’indépendance. Milkman parvient à faire de la littérature une porte de sortie, illusoire et vaguement comique, indispensable sans aucun doute. La belle couverture l’évoque : dans un cours du soir de littérature française, sa prof lui montre toute la palette d’un coucher de soleil, lui rappelle qu’un jugement a ses nuances. Un ciel n’est ni noir ni blanc. Il s’embrase, vire au rose, à la complexité.
La densité de la prose de Milkman permet à Anna Burns de toujours outrepasser son sujet. Le portrait d’une conscience devient celui – amer, riant et attaché – d’une communauté. Le point de vue le plus réducteur sur ce livre serait de le réduire à ce sujet tableau de la condition féminine en Ulster. La naissance du féminisme, dans un abri de jardin, devient l’occasion de montrer l’importance des femmes dans ce conflit. Juges et soutiens, sorcières soignantes, elles colportent les rumeurs autant qu’elles en sont victimes. Milkman illustre surtout toute l’ambiguïté de prendre soin d’autrui. Pour ne pas se faire accuser de moucharder, on allait pas à l’hôpital, on se faisait soigner, par des plantes, par les pharmacies de jardins. Le roman jamais ne vire dans l’hagiographie, ce soutien sans faille est aussi un contrôle normatif meurtrier. La sœur du milieu se fait harceler par le faux Laitier. La communauté lui prête une liaison, désapprouve mais l’enferme dans ce rôle. Avec un bel effort la narratrice tente d’y échapper, l’autrice en fait la manière de décrire autre chose. La fragilité sentimentale d’une relation amoureuse qui, bien sûr, ne veut pas dire son nom. La soeur du milieu voit clandestinement son presque petit-ami. Lui aussi sera déchiré par la malveillance de la rumeur. Sa passion automobile, lui fait récupérer un carburateur. Horreur, il s’agit d’une marque de l’autre côté de l’Océan, peut-être même avec le drapeau honni sur une autre pièce. Soulignons l’humour assez noir qui toujours fait mouche, comme on dit.
Peu à peu les souffrances affleurent. La sœur du milieu voit tous ceux qui sortent du cadre, sont classés dans cette catégorie de dingues qu’on tolère. Un gamin obsédé par la puissance nucléaire, une autre qui empoisonne tous ceux qu’elle rencontre. La folie de l’époque, de l’endroit, est montrée dans sa compréhension. L’opposition avec la mère devient une entente de son inquiétude, voire une possibilité d’amour pour ce vrai Laitier surnommé l’homme qui n’aimait personne. Le roman progresse ainsi, toujours en captivant le lecteur, avec des incessants retours en arrière, projection, explication des rumeurs comme manière d’écouter le monde, de comprendre qu’ici comme là-bas tous ces récits sont une protection malheureuse. Un très beau roman.
Un grand merci aux éditions Joelle Losfeld pour l’envoi de ce roman.
Milkman (trad Jakuta Alikavazovic, 345 pages, 22 euros)
Waouh, j’adore ta chronique ! Tu en parles admirablement
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Merci, ce livre m’a vraiment touché
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Moi aussi, et je retrouve beaucoup de mes émotions dans tes mots, quel plaisir de te lire
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