
Arpentage inventif, savamment architecturé, d’un espace littéraire en partage, des voyages que sont, jusqu’en leurs paysages et impressions que sont les lectures. À travers tous ceux qui s’y soustraient, se retranchent dans les livres, dans leurs imaginaires amourettes, Goran Pétrovic donne une image saisissante de l’Histoire de la Serbie. Soixante-neuf tiroirs est un hymne inquiet et flamboyant à la lecture.
Soixante-neuf tiroirs part d’une hypothèse diablement séduisante : toute lecture serait partagée : quelque part un autre lit, au même instant, le même livre. L’auteur se penche sur le destin de ceux qui prétendent pouvoir s’y croiser, s’y mater, s’amouracher, voire s’y tuer. Tout le talent de Goran Petrovic est de ne surtout pas se contenter de ce séduisante prémisse. Il en fait la fondation d’un roman aussi mystérieux qu’un secrétaire à soixante-dix tiroirs, chacun ouvrant sur l’infini, un meuble trop baroque pour être reconstruit une fois démonté. Nous prendrons donc garde à n’en pas révéler les subtils rouages. Il faut surtout en dire ceci : ce roman fait l’éloge de la lecture tout en parvenant à happer totalement son lecteur, à entraîner son lecteur dans diverses histoires qui se répondent et s’entremêlent avec un sens très sûr du rythme et de la simplicité. Un livre qui nous absorbe et où l’on se perd avec une délicieuse impression de connu, un délicieux égarement comme on aborde une villa trop luxueuse pour n’être point onirique.
Éloge de la lecture particulièrement plaisant surtout par son ironique distanciation. Toute la question qui hante le roman est de savoir où, comment, il parviendra à refléter notre aspiration à la vraie vie. Goran Petrovic s’amuse de la propension de tous ses personnages de fuir la « perfide réalité. » Contraste magnifique pour dire son envahissement : tout ce qu’on ne veut voir y apparaît avec autant d’acuité que ce que les personnages veulent à tout prix surprendre. Au fond, l’écriture de Soixante-neuf tiroirs est une perpétuelle mise à la question de ses conditions de réalisation. Plongée alerte, acerbe, dans la fabrication d’un livre et de ses retouches. Adam Lozanitch, jeune correcteur, est engagé par un mystérieux commanditaire pour retoucher un livre, déjà publié. Il s’y plonge totalement. Tout le roman nous raconte les conditions de la survie de ce texte, Fondation, un roman sans personnage, juste avec des descriptions d’une précision maniaque. Si le roman ne cesse d’interroger notre rapport avec la réalité, Goran Pétrovic le fait ici grâce à sa manière de traiter du détail. Comment construire un roman total, où le lecteur pourrait s’y noyer, y retrouver l’amour, y fuir totalement la réalité sinon par des descriptions si détaillées qu’elles laisseraient entendre même tout ce qu’elles passent sous silence ? Ou comme, pour un romancier créer un décor si parfaitement, visuellement en adéquation avec la réalité connue du lecteur que celui puisse s’y projeter. L’auteur de Fondation, Anastase Branitza, tombe éperdument amoureux d’une jeune fille, croisée dans une lecture d’un livre sur la statuaire grecque. Il lui fonde un univers où ils pourront laisser s’épanouir leurs amours. C’est ce roman qu’Adam sera chargé de corriger. Lui aussi connaîtra l’amour pour la jeune dame de compagnie de Natalia Dimitriévitch, celle qui, amoureuse d’Anastase, permettra la parution et le développement de son récit. Roman à tiroir, à rencontre et à répétitions implicites, Soixante-neuf tiroirs, dans ses autant de chapitres, tissent toute une série de rencontres, de passion à distance. Développement éperdu d’un imaginaire d’une belle richesse.
Sous ses allures de roman russe, outre ses interrogations sur les refuges de la lecture, la grande séduction de Soixante-neuf tiroirs reste son éclairage de la situation qui précipite cette fuite. Avec une grande intelligence, toujours avec cet humour sautillant, Goran Pétrovic donne à voir tout un siècle (la fin en étant occultée comme un curieux révélateur de la difficulté à en parler) de l’Histoire Serbe. Le roman nous décrit l’enfance d’Anastase, la révélation de son pouvoir de croiser des lecteurs dans ses lectures mais aussi, durant la première guerre mondiale, d’interpréter des cartes. Le roman décrit ensuite aussi la censure communiste, comment se pouvoir de partager des lectures peut devenir un piège. Mais surtout comment écrire consiste à trouver le vocable juste, le seul qui incarnera une réalité, qui résistera à cet effacement progressif de la mémoire et de ses mots. Un très grand roman où j’espère vous croisez.
Merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.
Soixante-neuf tiroirs (trad : Gojko Lukic, 361 pages, 9 euros 50)
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