
La famille est une horreur, une peur sublimée par le conte, le récit surtout d’une brisure ouverte à d’inquiétantes pluralités. En de cours fragments quasi photographiques, en autant d’ellipses où le narrateur tente de se reconstruire, Emmanuel Régniez propose un récit d’enfance où ogresse et inceste obligent à la réinvention, à la passion du livre, à cette volatile destruction qui commande l’écriture. Une fêlure : le sombre récit d’une invention de soi.
Il faut l’admettre d’emblée, Une fêlure est un livre dérangeant, délicieusement trouble. On referme sa brièveté sans savoir vraiment qu’en penser. Une sorte, peut-être, de mirage. On se serait laissé prendre à une illusion d’optique où les fragments de bonheur contrebalancent mal ceux d’horreur. Mais toujours dans de frappantes incarnations visuelles. Le narrateur l’expose ainsi : la photographie serait « un visage, sur la vague ondulante et mousseuse. » Une apparition déjà disparue ; une image de nos fantômes. Il semble pourtant que le trouble suscité par le récit soit d’un autre ordre : avec une doucereuse perversité, il interroge sur ce que le lecteur attend. La première partie est d’un insoutenable bonheur. Ce salaud de lecteur guette la brisure, en devine signe et prémisses. Par sa forme même, le roman encourage cette attente trompeuse. La description de cette enfance « que tout le monde devrait avoir » touche néanmoins par son idéale éducation artistique : des livres et de la musique sans lesquels la vie ne serait que la caricature d’elle-même. Et déjà le malaise de la perfection. Des parents heureux, affectueux, attentifs aux illusions du fils font quand même un enfant qui se réfugie dans le conte, qui y cherche obstinément les maléfices qu’il s’acharne à ne pas voir dans sa vie diurne.
Une tristesse immense qui m’envahit souvent.
J’aime l’idée (sinon pourquoi lire) que nos vies inventées signifient autant que celles que l’on s’efforce, assez mal, de vivre. Emmanuel Régniez le suggère avec force : nos identités de compensation révèlent d’autant mieux les failles et fêlures dont nous sommes faits. J’aime vraiment l’idée que chaque partie de ce roman ne soit qu’une possibilité, une variation imaginaire contre les traumas de l’enfance. Une défiance contre les postures de la littérature qui ne tardent pas à devenir des impostures. L’autre sujet de ce livre insaisissable serait la façon dont les textes nous constituent, forme une identité de substitution qui, certes, nous apprend à nous prémunir contre le monde qui nous entoure. Le lecteur veut du drame, de la lourde hérédité, le silence des secrets de familles. La deuxième partie comble, pour ainsi dire, cette attente. Emmanuel Régniez écrit alors un conte contemporain. Le genre appelle des structures identiques immédiatement identifiables. Alcoolisme familial, indifférence, désir de s’émanciper de ce roman familial. Le conte pointe ce que nos comportements ont de communs. Toutes les réparations de fortunes que l’on oppose à notre fêlure, à nos capacités à y survivre.
Il a compris que tout processus de démolition est inévitable, que la fêlure est là, qu’il doit vivre avec, qu’il ne peut, d’un revers de main, l’effacer. Elle est là, cette fêlure, oui, et il se doit de vivre avec, il se le doit, il le doit à celles et ceux qu’il aime.
La pluralité des possibles, les autres variantes de sa propre vie, finissent quand même dans notre seule histoire. On le sait, et l’oublie trop souvent, au fond du conte est le refoulement de la sexualité. Princesse et marâtre ne sont plus ; on affronte quand même la froideur et la fascination de la sexualité. « Raconter l’irracontable.» , prendre en mot les tabous qui fondent nos sociétés. Scène d’inceste par vengeance : la mère devient une ogresse. Le père a des maîtresse, des amants – tout ce qu’une époque peut considérer comme ordinaire – la mère s’en venge sur ses enfants. Une fêlure met en jeu les structures mêmes de tout récit. On continue à survivre à l’horreur en se racontant des histoires. Emmanuel Régniez nous en livre une, aussi pleine de silence que des mots pour en masquer le froid. Ses courts chapitres en éludent toute morale, leurs images continuent à nous interroger après nous avoir fasciné.
Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce roman.
Une fêlure (115 pages, 13 euros)