
L’Égypte aujourd’hui, entre espoir et résignation, optimisme et pessimisme, masculin et féminin, censure et sexualité. Dans cet ensemble de récits gigognes, Ezzedine Fishere donne à entendre les espoirs trahis des printemps arabes. Toutes ces foutaises offre un regard acerbe, rieur et pluriel, sur un pays, sa société et ses corruptions.
On pourrait commencer, une fois encore, par une légère réticence comme une manière de rentrer au cœur du roman. Toutes ces foutaises dépeint avec une précision quasi sociologique les différentes strates de la société égyptienne, de sa jeunesse qui a convergé vers la place Tahrir. Un aspect d’abord documentaire qui, d’ici, paraît particulièrement passionnant. Le roman peut parfois paraître souffrir du revers de la médaille de cette précision : ces personnages semblent incarner un type social, la jeunesse qu’il décrit se confond un peu avec celle mondialisée dans sa vie sur les réseaux, ses aspirations à une réussite plus entrepreneuriale que salariale. Notons que les deux personnages sont censés s’exprimer en anglais, d’où parfois une impression de fonctionnalité de la langue. Pourtant, le lecteur se trouve alors placer dans une position inconfortable : en quoi cette jeunesse ne pourrait pas avoir les mêmes aspirations, pourquoi ne pourrait-elle pas s’illusionner sur le progrès dont, certes, ici nous saisissons les déconvenues ? Nous voilà donc au centre de Toutes ces foutaises. Le contact avec l’altérité ne va pas de soi, remet en cause nos certitudes, nécessite surtout l’invention d’une autre histoire.
De fait, l’argumentaire sociologique du roman ne gomme pas son aspect fictionnel, sa mise en question et pratique des pouvoirs de la fiction. J’aime assez l’idée que Toutes ces foutaises reprennent la structure de tous récits : deux êtres se rencontrent, ils tentent de trouver des mots pour confier leur passé dans l’espoir de partager leur futur. Foutaise, peut-être ; sans doute n’avons-nous pas trouvé mieux. Omar, jeune chauffeur de taxi désabusé par son éducation djihadiste et son retour au pays croise Amal une militante d’une ONG tout juste sortie de prison. Leur histoire d’amour sera le récit de toutes les histoires qui les constituent. Ezzedine Fishere parvient à en faire une jolie trame romanesque. Le récit reste séduction et arrangements, optique qui impose une conclusion. Ou plutôt le romancier approche ce que la société nous désapprend à dire. Avec un vrai humour, il s’agit de retrouver les mots du désir. Le romancier se joue de la censure, de l’incapacité égyptienne à mettre des mots sur les choses du sexe. Les scènes d’amour deviennent du plus haut comique quand pudeur et censure leur impose de ne pas employé le mot qui enverrait en prison. Toutes ces foutaises se fait saisissant quand il suggère que ce défaut de vocabulaire, ce refus de prendre en compte, est le plus sûr vecteur des violences sexuelles. Envisager que toutes les femmes violées (le roman insiste d’ailleurs sur la très grande prégnances de viols et abus même au cœur de l’élan révolutionnaires) l’avaient peu ou prou chercher plutôt que d’admettre un mal systémique, touchant toutes les femmes. Le roman aborde également le tabou de l’homosexualité vu sous le prisme d’un déni de réalité. La frustration et ses violences.
Le roman pourrait alors paraître un rien théorique, un exposé des différents cas de conscience posé par l’indispensable revendication d’une société plus juste. Fort heureusement, Ezzedine Fishere parvient à en faire une mise en dialogue. Omar n’est pas un narrateur parfaitement fiable. Toutes les histoires mettent en scène, plutôt discrètement, un lui-même de procuration. Survient encore la frustration et sa résignation. Manière bien sûr de dévoiler nos manquements. Toutes ces foutaises, au-delà des sarcasmes révèle la souffrance secrète d’un individu, son itinéraire passablement complexe. Une très belle mise à la question du rapport au religieux. Par sa formation dans une ferme au nord Karthoum, un centre formé par Oussama Ben Laden, Omar reste un sceptique, un voyeur, bref un narrateur. Amal, dans son statut de double étrangère (à la fois aux États-Unis et en Égypte) lui oppose un nécessaire contre-regard. On peut certes y deviner l’ombre de cet optimisme béat, positiviste, propre à une grande part de la culture nord-américaine. On peut surtout y lire la chance que les histoires se finissent autrement. Rien n’est jamais écrit, ce serait la leçon de la littérature ; on ne parvient pas toujours à se soustraire à son destin mais les traces de nos essais subsistent. En dépit de la corruption, de la récupération par les Frères Musulmans, des dérives autoritaires, nos vies sont ces foutaises, ses instants de révolte, de rassemblements, de vie contre toute évidence qu’Ezzedine Fishere nous donne à entendre.
Un grand merci aux éditions Joelle Losfeld pour l’envoi de roman.
Toutes ces foutaises (trad : Hussein Emara et Victor Salama, 283 pages, 22 euros)
Un livre sûrement intéressant sur la vie égyptienne.
D’un court séjour au Caire en 2015, j’ai malgré tout pu ressentir l’oppression qui régnait sur l’ensemble de la population… si, si…;-)
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