
La mémoire et ses récits, l’Histoire à l’ombre de ses fantômes, à la lumière de ses destructrices fascinations. Le roman du siècle, du XX, ses guerres et ses salauds recyclés, est une multitude d’histoires, des nouvelles plurielles, proches, où se dessinent la perte et la peur. Entre deux très beaux textes, qui soulignent les reviviscences cauchemardesques dont se constitue ce livre, José Carlos Llop signe neuf nouvelles où la culpabilité, l’oubli et la hantise sont les signes de ce siècle enfui.
Un écrivain accompli se révèle sans doute jamais mieux que dans ces textes brefs, dans la manière dont il parvient à les articuler pour en faire davantage qu’un recueil de nouvelles. José Carlos Llop interroge, met en pratique tout aussi bien, la platitude de l’inscription biographique de l’auteur dans son texte. Dans Solstice, il en livrait la version en apparence lumineuse : d’insulaires souvenirs enfantins. Ici, nous serions plutôt dans le maléfice, le mensonge. Peut-être ne devrait-on jamais reconnaître l’auteur que dans ce type de truqueuses déclarations : « Je compris alors que tout ce que j’avais pris pour ma vie n’était que le rêve d’un fantôme. » Le Mal, la souveraine hantise du vieux vingtième siècle. Sans doute parce que nous n’avons pas pris pleine conscience des soubresauts de celui qui anime et aimante le nôtre. On pourrait alors rapprocher Le roman du siècle du recueil de nouvelles de Jaume Cabré Quand arrive la pénombre. On rentrerait alors dans la singularité de l’œuvre de Llop : les rapprochements et autres appropriations y sont la seule manière de dire ce qui échappe.
Car imaginez, si on connaît ce qui nous attend à la fin de cette limite infinie :
Pour le dire avec des mots un rien trop prétentieux : ce que tente de saisir José Carlos Llop est le transpersonnel de l’Histoire, non tant sa mémoire collective que ses manières de nous revenir dans des récits aux structures connues, répétitives comme des hantises. Beaucoup de ses nouvelles se dotent d’un narrateur à la première personne, toutes se confrontent à un passé qui ne passe pas. Si le vingtième siècle était un roman ses protagonistes seraient des opportunistes, sympathisants fascistes par sens des affaires, goût de la domination et de la manipulation. Le lecteur aura une curieuse impression de ressemblance entre tous les personnages de ce Roman du siècle : des hommes perdus, travaillant plus ou moins pour des services secrets, guettant la reconnaissance, subissant une fascination dont ils ne peuvent se déprendre. Il se sentira pris dans un redoutable dispositif narratif. José Carlos Llop signe cependant des nouvelles indépendantes, des histoires qui suffisent à créer leur propre fascination. Le siècle n’est – pas plus que n’importe quel autre – celui du Mal mais plutôt de sa mise en récit, de la fascination qu’il suscite ainsi. Être une éponge à souvenir, donner forme aux limbes, être un voyeur impénitent : telles sont les formes données aux désirs de l’écrivain. José Carlos Llop leur donne leur plus haute expression. Nous aurons le narrateur de la suite 501 qui s’invente espion, écrit des versions de ce qui aurait pu se passer et qui, finit, sans que personne ne le reconnaisse par advenir, nous avons des amours tropicaux qui reviennent hanter comme autant de coupables rêves de fortunes. Nous aurons aussi de ces jeux de miroirs et de fascination comme inversion de la domination qui dans, « La joueuse de tennis », rappelle vaguement – comme un fantôme en rappelle un autre – les héroïnes des nouvelles de Javier Marias.
L’Histoire est un mensonge collectif, il n’appartient jamais tout à fait à celui qui les débite, la fiction serait sa vérité. Ainsi, Le roman du siècle se referme, chant du cygne autant que de baleines, sur ce qui constitue la matière même de ces récits : des rêves hallucinés d’une mémoire qui appartient à peine à un narrateur à moitié fou, amnésique peut-être, affabulateur sans le moindre doute. Une histoire, disait-on, c’est une fille et un flingue. La place du père, peut-être. Pour José Carlos Llop c’est des mateurs et des fantômes. L’auteur s’essaye même à lui offrir quelques incarnations plus contemporaines. Son air désabusé, son dédain amusé pour les visages qui se reflètent sur les téléphones, soulignent quand même ce besoin d’amour, cette nécessité d’être vu qui au fond caractérise ceux qui se cachent derrière leurs pulsions scopiques. J’aime aussi l’idée que l’interprétation intertextuelle soit peut-être une illusion, Le roman du siècle se serait des fragments d’histoire, des récits souvent horribles que l’on prend plaisir à écouter.
Un grand merci aux éditions Do pour l’envoi de ce livre.
Le roman du siècle (trad Jean-Marie de Saint-Lu, 143 pages, 17 euros)