
Comment nous échappe ce dont on ne saurait hériter ? Avec une précision lapidaire, une fluide science du détail, un art de l’ellipse pour suggérer panique et désastre moral, Federigo Tozzi décrit les luttes intestines, manipulations minables, légales, où s’écrivent nos fatalités. Roman sans commentaire, tendu mais sans solution, Le domaine reste constamment inquiétant. Une jolie découverte.
Les éditions de la Baconnière continue, après notamment Anita Pitoni ou Giovani Orelli, à me faire découvrir des auteurs italiens d’une présence aussi forte que leur insaisissable discrétion. Il faut bien le dire, Le domaine est un roman fort étrange ayant la très grande qualité de se contenter de son intrigue, de ne jamais la commenter ni en fournir des clés. Mon impression d’un flottement heureux, inquiet, s’explique sans doute en partie par ma totale méconnaissance du reste de l’œuvre de Federigo Tozzi. On admire en tout cas la façon dont il parvient à faire sourdre l’angoisse dans le plus prosaïque, à en détailler les pièges, à situer les sensations comme elles nous échappent.
On pourrait réduire Le Domaine à une forme d’inquiétude métaphysique, peut-être même une illustration de ce que serait la vie hors de l’emprise divine. Tout le talent de Federigo Tozzi est de ne jamais forcer cette interprétation, voire de la laisser ouverte comme une possibilité rassurante. Remigio revient à la Cassucia pour assister à la mort de son père. Il a été chassé du domaine familiale et en hérite comme autant de soucis matériels avec lesquels il ne sait se dépêtrer. D’emblée, il se met tout le monde à dos, chacun profite de sa crédulité, se venge des affronts infligés par son père. On l’apprendra au détour d’une phrase, comme Berto – son principal persécuteur – Remigio se tient à distance de l’Église. On connaît le discours religieux : sans dieu, nous voilà tous condamnés à la vénalité, à un monde où tout est à vendre, peut-être même tout est permis. À ce titre, il faut noter que le dénouement n’indique que peu de culpabilité. Ni résignation ni véritable déréliction.
On meurt de hasard. Au fond, c’est peut-être aussi à cette absence de sens, auquel nous confronterait la mort de Dieu, dont Le domaine détaille les implications et autres scènes. Une profonde empathie pour chacun des personnages : aucun n’est innocent, chacun est compromis, pour partie en charge de ce qui lui advient. D’un point de vue purement romanesque, Federigo Tozzi fait de cette histoire un prétexte à la description. À lire Le domaine, on a l’impression de se plonger dans la reviviscence d’un monde enfui. L’auteur sait en situer les arrêtes. Son traducteur, Philippe Di Meo, souligne à juste titre la manière dont Federigo Tozzi emploierait la langue vernaculaire de Sienne : comme un mot d’une rare précision, pour sa musique et ses impressions moins que pour son sens. Le domaine est aussi la description plutôt âpre du demi-monde juridique : notaires et avocats, autant de vautours qui exacerbent les tensions d’un héritage. Dans sa tension, le roman parvient à restituer une image fidèle de l’extraordinaire de la vie quotidienne. Remigio se fait voler les premières cerises , les foins, il tente de s’inventer fermier. Le sort chez Tozzi est incarné, n’est jamais pure abstraction. Pourtant, on ne saurait vraiment en vouloir à ceux qui en reçoivent la fatalité. Remigio, rêveur, est un rien ridicule ; Berto, son double maléfique est dans cette colère que l’on pourrait nommer manque de mots. Et l’histoire s’emballe, jusqu’à la mort. Rien d’autre : un incendie, la naissance d’un veau mort-né, crédit et hypothèque, toutes nos humaines dissensions.
Merci aux éditions de La Baconnière pour l’envoi de ce roman.
Le domaine (trad et postface de Philippe Di Meo, 223 pages, 20 euros)