
Sous l’allure d’un joli polar, derrière un hommage à la lecture et aux Misérables de Victor Hugo, Javier Cercas signe un roman efficace où les lecteurs est entraîné dans ces ambivalences morales qui caractérisent toute l’œuvre de l’auteur. Terra Alta une belle histoire de rédemption et de vengeance, une façon de savoir comment on s’arrange d’un passé irrésolu.
Après L’imposteur et sa manière de mettre en scène les dissimulations de l’Histoire entretenues par notre mauvaise conscience collectives, après les belles et fines réflexions du Point aveugle, Javier Cercas revient avec un roman qui s’offre le charme de se lire au premier degré, quasiment comme un polar tranquille et plaisant. L’auteur, malin, sait d’abord créer un décor : Terra Alta est un village près de Terruel, soit exactement dans cette zone arpentée par Paco Cercas dans Les quichottes. Le village de Terra Alta cependant n’est pas encore totalement déserté, il tient grâce à une cartonnerie. Son directeur, paternaliste et dictatorial principal pourvoyeur d’emploi, est assassiné. Javier Cercas parvient admirablement à tenir cette enquête et toutes ses ramifications. L’ombre de l’Opus Dei, un homme qui est dur, un coupable qui n’est pas trouvé. On chasse des ombres, on essaie de savoir ce qui s’est passé comme façon de planquer ses propres failles, de masquer toutes les enquêtes demeurées sans solution peut-être d’être trop personnelles. Sans trop d’insistance, l’auteur instaure un climat, une de ces ambiances toujours un rien arrêté, un peu mélancolique, caractérisant les romans policiers dits de procédure. On peut d’ailleurs penser que Javier Cercas procède par emprunt, qu’il s’essaye à un roman policier en se basant moins sur la réalité que sur la façon dont ses prédécesseurs l’ont mis en scène. Le vrai sujet de Terra Alta (comme de beaucoup de romans) est un hommage sensible à la lecture, à comment elle nous construit comme des individus faillibles tant que nous y cherchons :
quelque chose qui n’avait pas de nom ou qui en avait beaucoup, un vade-mecum vital ou philosophique, un livre oracle ou sapiental, un objet de réflexion à explorer tel un kaléidoscope infiniment intelligent, un miroir et une hache.
Diablement malin, Javier Cercas sait que l’un des premiers sujet de toute enquête est de tenter d’inventer des motivations pour la poursuivre, trouver ce qui personnellement nous touche, comprendre comment l’enquêteur pourra l’arrimer à sa manière de lire le monde. Les chapitres proprement policiers alternent avec ceux qui éclairent le passé du protagoniste, Melchor. On sait, depuis Les lois de la frontière que Javier Cercas éprouve une attirance, trouble ça va sans dire, pour le milieu criminel ou plus exactement (car il ne s’agit pas de s’encanailler) comment les ombres criminels et leurs déterminants interviennent comme une pure interrogation morale. Un des attraits de Terra Alta est de ne pas se soustraire à la grandiloquence, à affronter les ambivalences antithétiques frontalement. De fait, Javier Cercas propose ici une relecture des Misérables. Comment chaque lecteur peut s’identifier à différentes incarnations d’un Bien toujours changeant : serait-on surtout Jean Valjean et son désir de revanche, le mielleux M. Madelaine, ou le fourbe, fascinant et intransigeant Javert ? À sa sortie de prison, où il découvre Victor Hugo, Melchor enquête sur l’assassinat de sa mère, une prostituée. Insensiblement, il devient, à l’instar de Javert, un « homme qui fait la bonté à coup de fusil. » Laissons au lecteur le plaisir, pour ainsi dire, de découvrir pourquoi Melchor se planque dans les hautes terres. Laissons-le aussi découvrir comment le roman se développe autour de ce paradoxe très hugolien : « la justice la plus absolue peut-être la plus absolue des injustices. » Melchor devient Javert, traverse cette perte et cette douleur qui, dans Les misérables catalysent l’expérience humaine. L’enquête se résout quand il comprend l’impossibilité de se faire justice, quand autrui s’en charge, trop tard, dans des conséquences tragiques. Terra Alta ou un roman populaire dans le meilleur sens du terme.
Un grand merci aux Éditions Actes Sud pour l’envoi de ce roman.
Terra Alta (trad Aleksandar Grujcic et Karine Louesdon, 308 pages, 22 euros 50)
Un immense auteur que j’apprécie beaucoup !
J’aimeJ’aime