Fils d’espionne Andras Forgach

Curieux roman polyphonique où l’espionnage, ses arrangements avec l’idéologie, mène une très fine réflexion, distanciée et en colère, sur l’identité juive, hongroise, communiste. Entre rapport, récit, commentaire, poème, Fils d’espionne est une ode au père et surtout à la mère d’Andras Forgach. Fils d’espionne ou la complexité de toute une époque.

Le roman commence peut-être quand la réalité devient une hallucination, quand le vécu connaît un correctif qui en rature la stabilité. La littérature hongroise semble inventer, avec brio, ce lieu commun de l’ouverture des archives comme instant où le passé s’écroule. Il faut ici songer à Revu et corrigé de Peter Esterhazy mais surtout à son indispensable Harmonia Caelestis. Andras Forgach cite d’ailleurs ce roman. Le grand intérêt de ce qui reste anecdotique, certes révélateur d’un moment historique, est d’obliger de prendre la langue à rebours, de lire l’envers du langage, les figures obligées d’une langue bureaucratique mais aussi celles des oublieux et arrangeants souvenirs. On pourrait penser que le roman s’élance de cette effarante découverte : l’auteur n’a plus vraiment de langue maternelle. Certes, écrire devrait toujours s’élancer de ce point. Récit émouvant, précisément par sa perpétuelle prise de distance, d’un exil, de la permanence de ce sentiment d’étrangeté. Contexte complexe et passionnant : la contestation du sionisme dans un pays du bloc de l’Est. Roman de l’effondrement de l’idéologie et donc de l’attachement orthodoxe, jusqu’à la trahison des siens, à sa vulgate. Le pire, si on peut dire, est que l’on comprend parfaitement le point de vue maternelle. Toute sa vie, elle a cru à la Palestine, est restée attacher à son enfance sous mandat anglais mais avec une solution avec plusieurs états, avec la reconstitution probablement idéalisée d’une terre où les Palestiniens auraient toute leur place. Son exil, des plus douloureux, est avant tout une question de langue : dans un pays où parler une langue étrangère est immédiatement dénoncé, Bruria s’adapte mal, apprend toujours mal à parler le hongrois. C’est précisément cette langue, l’hébreu qui la fera une recrue par « patriotisme » comme on disait dans l’orwelienne horreur de la langue totalitaire. Comprendre ceux qui se sont faits dénonciateur, collaborateur de la police politique, sinon par conviction du moins sans pression extérieure. Autant le fils devra percer la langue bureaucratique (une partie assez drôle du roman livre ses commentaires sarcastiques ou justement insultants en note de bas de page), autant pour comprendre « le monde à l’envers » de sa mère, il se doit d’apprendre l’hébreu. En partie, jamais tout à fait. Sans comprendre sa mère revient à se confier à des jeux de mots hasardeux, des détonantes concordances entre les langues : « Nulle par, en hongrois sehol, en hébreu, sheol, c’est-à-dire en enfer. »

J’entraîne mon cœur à se taire.

Mais les faits sont têtus. Curieusement, dans la froideur des rapports, les traumatismes reviennent parce qu’ils reviennent. Andras Forgach s’expose à une compréhension minutieuse, par le retour de ses obsessions, de ce qui a pu conduire sa mère à accepter de laisser poser des micros dans l’appartement de son fils, de le chasser pendant ce temps là en prétendant faire le ménage. Sans jamais s’attarder, très souvent en note de bas de page dans ce roman où la vérité historique est en constant dialogue avec sa mise en fiction, apparaît alors toute la protection déployée par la mère pour ses enfants qui incarnaient une bohème et joyeuse contestation. La Hongrie de l’après 56, les samizdats, une revue fondée avec Peter Nadas. Le temps des enfants ne saurait être celui des parents. 1956, le temps où le père comme la mer de l’auteur perdent pied. Au nom d’une pureté idéologique sans faille, les parents Forgach, renommé Papai pour gommer l’aspect juif, soutiennent la répression de la contestation de 1956. Au tréfonds du roman, dans son aspect le plus sensible, on devine la folie du père. Une scène revient dans toute sa force, il raconte ses coucheries à son fils, se met à chanter seul dans la rue, abandonne son fils quand il lui dit que les gens vont le prendre pour un fou. La mère ensuite endossera ce rôle d’espion. Jusqu’à ses derniers instants, dans des scènes poignantes d’être tout de retenu. Seule façon sans doute de rendre l’absurdité de toute une époque, un certain attachement, une vague incompréhension aussi dont Andras Forgach rend toute l’insouciante fougue.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Fils d’espionne, (trad : Joëlle Dufeuilly, 338 pages, 23euros)

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