
Des vies aux rebuts de la réalité, une existence rêvée à rebours d’un plat réalisme, l’existence dans tous les débris qui la constituent. Avec une vraie fantaisie, dans un savant et amusé jeu d’emprunts aux romans de la fin du XIX ième siècle, Edgardo Franzosini retrace le parcours, la création, de Raymond Isidore. Monsieur Picassiette est surtout une cathédrale à nos visions, à cette confiante et naïveté enfantine que devrait être toute création artistique.
Après Bela Lugosi, biographie d’une métamorphose, Edgardo Franzosini prouve à nouveau à quel point un écrivain c’est avant tout un regard sur le monde, sans doute même une certaine distanciation avec la réalité. Au fond, il m’importe assez peu de savoir, moins encore de vérifier, si Raymond Isidore a vraiment existé. C’est peut-être une hypothèse de l’auteur : la présence dans un texte, son appropriation par un auteur suffit à doter d’une suffisante réalité toute existence dont jamais on ne saisit que bribes et tesselles pour faire référence au très beau Trencadis qui ainsi révélait les fêlures de Niki de Saint-Phale. Dans ce nouveau roman, pour ne pas dire dans ce nouveau chapitre de la série de vies imaginaires qu’à l’instar de Marcel Schow l’auteur dessine, la distorsion due au langage devient la prime appréhension de son sujet. L’apparente naïveté devient une forme de haute lucidité. Si les biographies sont si souvent illisibles c’est de reposer sur ce présupposé idiot qu’une existence puisse être transparente, que l’on puisse la résumer à ses actes. Une sorte de prudence, de douce mélancolie aussi éloignent le pathos. Raymond Isidore, représentant de l’art brut, souffrait sans doute de pathologie mentale. Edgardo Franzosini ne révèle cette douleur, ses enfermements thérapeutiques, en quelques lignes à la fin de son parcours. Tous les personnages de ce livre entretiennent un rapport pour le moins monomaniaque au langage. Peut-être que les seuls débris que de nous il restera seront les rebuts de nos folies, les débris de nos visions. La littérature, dans une empathique ironie, c’est en enchanter les réalisations. On comprend peu à peu que toute cette visite de la cathédrale de Raymond Isidore tient à la douce dinguerie du narrateur. L’auteur joue habilement des notes de bas de pages pour montrer le hasard-objectif des coïncidences sur lequel s’appuie l’auteur. Autant d’anagrammes, de permutations et de substitution, de collage donc où se déchiffre la réalité. Le narrateur sera ainsi mis sur la piste de Raymond Isidore par le petit-neveu de l’éditeur célèbre de Jules Vernes chez qui il est venu quêter un manuscrit inédit, enfantin, de Marcel Schowb. Ce Maurice Hetzel passe ses journées à permuter les prophéties de Nostradamus.
Ce qui signifie, peut-être, que pour comprendre pleinement un homme et son œuvre, plutôt que d’en lire la biographie, il vaudrait toujours mieux en écrire une soi-même.
Voilà ce que se propose de faire le narrateur, une sorte de cathédrale pour cet homme qui toute sa vie collecta les déchets, les faïences ébréchées, pour en recouvrir l’intégralité de sa maison, la couvrir des fleurs de ses visions. Notons alors que ce décalque dingue de la réalité sert à évoquer la cathédrale de Chartres, comme si de ceux qui se sont essayés à en faire un portrait seul Raymond Isidore y était parvenu. Hommage bien sûr à l’art brut mais aussi discrète évocation historique de la place des déchets. Un vrai amusement dans ce portrait par détour, dans cette manière de montrer une vie dans les coïncidences qui la révèle. Un vrai plaisir de lecture dans cette drôlatique désinvolture. Il faut aussi souligner la manière dont l’auteur fait de son sujet une doublure de sa propre démarche. Un être humain sans doute ne se saisit que dans ses métamorphoses, les dépouilles qu’il en laisse sont autant de minuscules rebuts que Edgardo Franzosini recycle, colle avec d’autre pour enchanter un rien notre monde. On attend les autres existences collectés par ce si imaginatif auteur.
Un grand merci aux éditions de la Baconnière pour l’envoi de ce beau livre.
Monsieur Picassiette, Raymond Isidore et sa cathédrale (trad Philippe Di Meo, 130 pages, 18 euros)