
Fragments d’apocalypse, instantanés de survie sauvage, verbale ; autant de formules, d’images, de mots accolés en quête de sens. Anne-Marie Desmeules invente l’ailleurs, entre espoirs et fuites, chants et traces, mais surtout le lieu de l’écriture, fragile refuge imagé. Souvent pictural, parfois comme débordé par ses propres mots et leurs associations d’idées, Nature morte au couteau ou l’invention d’une langue, d’un retour à une nature saccagée, le verbe d’une fin du monde plurielle.
On pourrait aborder ainsi ce curieux livre, ce recueil de l’étrangeté, en le plaçant dans sa stratégie éditoriale. La collection du Quartanier où est publié Nature morte au couteau s’intitule « Série QR » Fiction & Poésie. Anne-Marie Desmeules interroge assez précisément l’articulation entre poésie et fiction, disons la manière dont les images peuvent offrir une solution de continuité, à quel point la poésie peut proposer des variantes, des itérations à la cohérence quasi cauchemardesque. « Les saveurs complexes du cauchemar » passent alors par de compliquées cénesthésies, surréalistes sans doute par leur degré d’arbitraire. L’autrice classe cette fugue d’impression par section, autant de chapitre d’un autre devenir. On attrape parfois des bribes de récits, on se rassure comme on peut. Une femme fuit, tente de retrouver un contact avec cette nature morte, avec les prophéties et les sorcières de cette sauvagerie qui semble s’étendre au seuil des mondes contemporains ravagés décrits dans ce recueil. L’autre récit, les deux existent simultanément, serait celui d’une « dislocation progressive de l’être », une lente appropriation peut-être des sentiments, peurs et passions d’une autre femme coincée, cachée, devant sa feuille blanche.
J’erre dans une vie sans malheur, trop loin des remous pour ressentir l’acuité ou l’urgence.
Alors, elle essaie des fuites apocalyptiques, peint (au couteau, avec des tranchés aplats de couleurs donc) d’ultimes révélations, la persistance peut-être d’un autre langage quand la nature sera morte, quand nous aurons enfin conscience d’en être ses fantômes, âmes errantes de hasard. Nature morte au couteau interroge « ce qui en nous se disloque et se fracasse », traque « l’indifférence du cosmos. » Peut-être, comme une grande partie de la poésie, questionne les limites du sens. Pour un lecteur de poésie, ne s’agit-il pas aussi d’écouter ce qui ne parle pas, images sans échos, ici associations de mots qui ne portent pas. Anne-Marie Desmeules déploie un large réseau métaphorique. Avouons que parfois ces comparaisons jouent un rien trop de l’égarement, de l’arbitraire de l’image : on en quête l’urgence. Peut-être plus tard, peut-être est-ce d’ailleurs ce qui reviendra. Comme le dit l’autrice : « Ma tristesse a le tintement de ceux qui reviennent. Pourtant plus rien ne me concerne ici. »
Je veux atteindre l’autre côté du miroir, je veux jouer dans la trame du monde, en défoncer les contours.
S’inscrire dans la trame du mythe, celui de la fuite, la forêt, la limite des mondes. Une connaissance obscure (« l’obscurité engendre les lieux où l’on sait sans savoir ») pour revenir à l’incantation. Chant protecteur d’une magie démonétisée, retrouvée peut-être dans ce chaos d’un univers fini. Nature morte au couteau propose les chants d’une sorcière, ceux de l’hiver en jouant, par numérotation, de leur sélection, leur amnésie. Une façon de se saisir toujours au seuil d’un récit collectif par cette parole errante, une voix féminine sans identité fixe. On pourrait bien sûr y entendre un soupçon du post-exotisme cher à Antoine Volodine. On écoute sans doute une voix singulière.
Un grand merci au Quartannier pour l’envoi de ce livre.
Nature morte au couteau (157 pages, 16 euros, 20 dollars 95)