
Douloureuse interprétation des signes, la promesse d’un Sauveur comme ultime trace de magie. Au temps des requins et des sauveurs, sous ses efficaces apparences de saga familiale, retrace l’invention d’un destin (sacrificiel forcément), ses impacts sur les autres membres de la famille, les façons dont, collectivement on peut prendre en charge, ce salut toujours équivoque. Dans ce premier roman, Kawai Strong Washburn ressuscite la magie d’Hawaï, ses croyances comme autant de possibilité de vivre autrement. Un très beau roman.
Le hasard de mes lectures, après Le tango de Satan ou Les livres de Jakob me confronte au désir messianique comme un centre possible du roman, comme une interrogation des discours et de leur prédestination. Peut-être que la polyphonie est une manière de préserver la croyance dans un sacré toujours, aujourd’hui, des plus incertains. La survivance de la magie est également question de vocabulaire. Charles Recoursé, le traducteur, a opté pour une non-traduction, sans glossaire, de chacun des termes autochtones. Un ésotérisme approché, une étrangeté des termes conservés comme d’ailleurs les personnages s’accrochent à cette langue qu’ils n’ont plus besoin de parler. Une des belles réussites du Temps des requins et des sauveurs est de montrer que tous les romans de famille se basent sur des interprétations divergentes des présages, une lecture sans doute aussi concurrente des mémoires en principe partagées. Naimoa serait né sous de bonnes augures, il aurait été sauvé par des requins lors d’une excursion en mer. L’auteur donne ensuite voix à chaque personnage pour éprouver comment il résiste ou encourage ce discours. Sans jamais se prononcer sur la véracité des faits : Naimoa croit pouvoir réparer le vécu, thaumaturge il vit en exil ses dons dont bien sûr il doute. Le roman montre toujours l’intérêt financier et affectif de ce prodige. Soulignons au passage (pensons ici à L’instruction d’Antoine Bréa) se nourrissent de la certitude de ne pas venir du bon milieu, de ne pas savoir s’adapter à ce désir de richesse et d’ascension limité à son témoignage sociale. La débrouille et la pauvreté, la joie aussi. La vie à crédit, le sacrifice pour les études, l’exil pour mieux contraindre à la volonté toujours trahie de retour. Au temps des requins et des sauveurs est d’ailleurs d’une très pertinente inscription sociale. Au fond, le seul miracle ne serait-il pas d’échapper aux déterminations et classifications sociales ?
Je voulais qu’on soit près, qu’ils ressentent avec moi la grande chose sans nom dans laquelle on s’était frayé une voix, ce silence comme la présence d’un dieu qui n’appartenait qu’à nous.
Différents visages de la magie. Par esprit d’opposition, tout simplement pour exister, chacun des personnages s’inventent ses propres enchantements mais aussi leur caractère destructeur qui, dans un récit messianique, appellera à une rédemption sacrificielle, en absence. Malia, la mère, à partir des dons qu’elle invente pour son fils se réfugie dans ce qui aurait pu être. Soin minimal de la réalité. Dean se rêve basketteur, ressent l’épuisement physique, la magie – j’imagine – d’un match réussi mais aussi la tenace certitude que ça ne suffit pas. Le rôle de Naimoa est aussi de montrer l’effondrement, l’instant où l’enchantement s’enfuit. Sans doute d’être uniquement personnel. Kai, la sœur, s’enfermera dans ses amours malheureuses, dans l’insuffisance sans doute aussi pour l’auteur du roman de campus. Naimoa tente de le suggérer : c’est toute la famille qui est sauvé, un destin est collectif. Au temps des requins et des sauveurs crée alors un autre retour à la terre natale, manière contemporaine de creuser, jour après jour, sa force tellurique, ses nourriciers enchantements, ses solidarités insulaires aussi. Premier roman d’une belle force, d’une belle envergure,il se lit surtout avec un grand plaisir, une grande évidence.
Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.
Au temps des requins et des sauveurs (trad : Charles Recoursé, 418 pages, 22 euros)