Si maintenant j’oublie mon île, Vies et mort de Mike Brandt Serge Airoldi

Sur quoi écrit-on à part sur le mal qui nous précède, domine et déchire ? Comment le langage, par ses glossolalies, digressions et autres hasardeuses associations réfléchit sur ce qui a lieu ? À travers une recréation des vies antérieures, de la mort, des refus et souffrances de Mike Brandt, Serge Airoldi livre une brûlante et brillante spéculation sur le Mal, sur ce qui constitue l’histoire d’un homme telle qu’on la raconte. Si maintenant j’oublie mon île, magnifique opus incertum.

Ne vous laissez surtout pas arrêter si, comme moi, vous en avez strictement rien à foutre de Mike Brandt, si vous connaissez à peine ses chansons possiblement confondues avec celles d’autres chanteurs de variétoches des années 70. Serge Airoldi ne cède aucunement aux sirènes du factuel, de ses explications linéaires et du jugement de valeur toujours présumés quand on prétend expliquer un suicide. Toute la grande beauté de Si maintenant j’oublie mon île est de reconnaître ne rien en savoir, livrer ses spéculations pour ce qu’elles sont : une réflexion sur ce que l’on est, ce qui plutôt nous empêche de l’être, nous façonne autrement, dans une mémoire qui nous dépasse, dans une langue unique mais qui n’est jamais la nôtre. « Parler, écrire, c’est façonner de la mémoire, c’est façonner cet opus incertum qu’est toute tentative de vie. » Serge Airoldi livre alors un essai dans son sens le plus entier : une tentative de déterminer ce que l’on veut dire, ce que l’on cherche dans ou derrière l’objet décrit, à travers le sujet choisi.

On peut toujours être un autre meilleur. Mais qui est vraiment capable de cet allongeail sublime de la vie vertueuse ?

Le récit propose alors un saut dans l’insulaire matérialité du langage, dans sa vertu du refus de la barbarie qui aujourd’hui encore, impose ses latences. L’auteur prétend alors aucunement épuiser le réel de ce que serait la star Mike Brandt mais plutôt trouver un lieu et une formule pour ce « vague mystère qui nous échoie, qui sait, comment, qui sait d’où, de quelle source, de quel ruisselet. » Recueillir la cendre laissée par les vies antérieures, leurs souffrances en suspens, tout ce dont obscurément, collectivement, on souffre en héritage. Peut-être, dans une reprise de l’hypothèse posée par Camille de Toledo dans Thésée, sa vie nouvelle, refléter la manière dont nous composons avec le Mal, le désir d’extermination sous toutes ses formes qui nous poursuit et dont, hors de toute conscience, il nous fait subir les pires maux. Exposé aussi crûment, le présupposé de Si maintenant je t’oublie mon île paraît discutable : une part des souffrances, du suicide même qui sait, de celui que l’auteure appelle toujours Moshé tiendrait au silence des survivants, à leur exil imposé, leur passage dans d’autres camps à Chypre. Et au fond pourquoi pas. L’auteur, par sa langue, son jeu sur les mots et la manière dont ils font associations de sens à égalité avec les hasards et les dérives de son enquête.

Quelle couleur de la vie antérieure garde-t-on en mémoire, même pour s’illusionner un peu ?

Alors s’impose la nécessité de l’enquête, dans un sens très proche de l’aimantation qui hante les livres de Marie Cosnay. Il s’agirait pour l’auteur de regarder la méduse dans les yeux, écrire des livres des souvenirs des morts. Avec un art délicieux, oserait-on sebaldien, de la digression Serge Airoldi ausculte « quelle parole portons-nous en vérité. » et surtout si elle vient de la mère, du père, de la terre ou « De se taire comme toi ? » Un livre souvent parle avant tout du silence qui le motive, de ce qu’il ne sait dire donc. Le Mike Brandt auquel s’intéresse ce livre est celui qui se tait. Suicide et silence mais aussi la manière dont le jeune Moshé a d’abord gardé le silence. Faut-il refuser la parole ordinaire pour la chanter ? On peut penser que l’auteur glose peut-être un peu trop sur son premier mot. Qu’importe tant j’ai été séduit par son art inquiet de passer d’un sujet à l’autre, d’approcher son objet par des détours, de la peinture, l’évocation d’un japonais cannibale, de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini et surtout de tous les lieux où survient la présence de Moshé. Si maintenant j’oublie mon livre offre un très beau dialogue avec tout ce que, pour l’auteur, a été Mike Brandt. Laissons-lui les derniers mots qui dessine le centre aveugle de son très beau livre : « Cela me fait dire qu’aucun lieu n’existe sinon par le lieu qui le désigne et par ceux qui opèrent cette invention. Ce n’est qu’un détail, tu le sais, Moshé. Rien n’existe vraiment. Il n’a pas lieu. Il n’a jamais eu lieu. »


Un grand merci aux éditions de l’Antilope pour cet hommage de l’éditeur.

Si maintenant j’oublie mon île, vies et mort de Mike Brandt (159 pages, 17 euros)

Un commentaire sur « Si maintenant j’oublie mon île, Vies et mort de Mike Brandt Serge Airoldi »

  1. Merci pour votre article si juste, j’ai lu le livre, j’ai « adoré », et cela permet aussi de découvrir un homme Mike Brant, de lui redonner son humanité, c’est toujours très bien, très bonne journée

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