Styx Bruno Krebs

Récits de rêves, d’errances, de retours tant des morts que des hantises – paysages et abandons, les aïeux et surtout les images du père. Dans le déploiement d’une langue splendide, onirique, entre prose et poème, Bruno Krebs entraîne son lecteur de tsunamis en havres, de stations balnéaires en ivresses et sexualité. Toujours sur la lisière entre le rêve et la mort, la réalité et la vie, Styx est une exploration des peurs et de leurs projections, d’un homme, de nous-mêmes.

Par facilité de langage, il faudrait dire que ce livre a la complexité d’une inquiétante étrangeté que rien, jamais, ne viendra éclairer. Un récit escarpé, comprendre parfois un rien difficile d’accès avant que, souvent, un belvédère nous révèle la somptuosité d’un paysage ainsi découvert, d’une image qui pourra nous servir de clé, nous porter vers notre propre imaginaire. Assez logique que ce récit de rêves, disons-le d’abord ainsi, paraisse parfois étranger, que certaines de ses apparitions, comme on dit, ne nous parle pas. C’est d’ailleurs cet aspect de déroulé, de fragments que ne travaillent ni la cohérence ni la continuité, qui est le plus séduisant dans ce livre étrange jusqu’au bout. Le récit n’est peut-être que la mise en mots, en images, de ce qui échappe, revient, s’approche d’une autre façon.

Alors dans ces absences, ces matricielles, gazeuses béances forées dans ma mémoire, je distingue l’amorce d’une folie radicale – d’une mort dans la vie dans une absolue, pétrifiante, terreur.

Un autre rapport à la vérité, voilà sans doute ce que nous propose Bruno Krebs. Peut-être seulement parce que c’est une lecture récente, j’ai pensé aux si indispensables Ouvertures d’Antonio Moresco par cette croyance que la réalité ne suffit pas à dire une époque, qu’il faudrait y puiser dans une manière d’inconscient collectif. Il me semble que, pour partie, Styx opte pour la démarche inverse : une subjectivité poussée à son extrême pour atteindre sinon à l’objectif du moins au commun, au hors soi. Peu importe de savoir (et comment ?) la part autobiographique de ce récit. Sa beauté tient à l’onirique distanciation avec son sujet : car ce n’est jamais tout à fait de soi que l’on rêve. Styx nous présente un narrateur, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, qui passe d’un rêve à l’autre. Leur seul point commun est une inquiétude géographique, une perpétuelle confusion des lieux dans ce voyage qui est, aussi, la somme de ceux – sans doute, faits par l’auteur. « Des histoires dans ma tête tournent et se dissolvent, bribes de voyage ou de fable qui jamais ne verront le début d’une fin, trop enchevêtrées de souvenirs, réels ou rêvés. » Avouons avoir été profondément sensible au sentiment maritime si bien capturé par l’auteur. Plages et grèves, falaises et pluvieuses grisailles septentrionales, magnifiques traversées des paysages. Véritable voyage aussi qui ne se cantonne jamais à la prétendue exhaustivité de la description, rien que la faune, son inquiétude et la continuité d’une certaine fuite de soi.

Idylle auréolée par la complicité de tous, à moins qu’une fois encore ce ne soit l’inverse – juste nous qui nimbions notre entourage transi d’une virevoltante, extatique béatitude.

Récit de revenants pour dire la peur sourde de ce qui disparaît, de ce que l’on s’obstine à vouloir voir ressurgir. Le rêve chez Bruno Krebs est bien souvent burlesque, comédie grinçante, mécanique zombi de cette traversée au pays des morts. Les images qui en reviennent sont, bien sûr, celle de l’érotisme. Le narrateur dérive d’une situation sans issu, d’un accompagnement qu’il ne sait prodiguer à une séduction qu’il exerce à son corps défendant. Un harassement d’une absence de sommeil, d’un corps dans toutes ses fuites physiologiques. Le lecteur se demande alors le sens de ce là-bas, de ces récurrences, de tout ce qui y est abandonné. On pourrait, pour ce qu’elle vaut, hasarder cette interprétation : Bruno Krebs nous invite à une navigation à vue dans les images de son père. Voire dans ses peintures par, qui sait, une contamination de l’imaginaire.

Sans vouloir penser au réveil, qui me laissera encore sans ce père – deux fois morts.

Peut-être aussi une façon de combattre la gratuité inhérente à tout récit de rêve, aux poursuites d’une hallucination. Les fantômes nous touchent quand l’auteur, dans un joli jeu avec l’italique qui serait une façon de commenter autrement son récit, en précise les liens, regrets et deuil. Retour dans la maison du père, évocation de sa maladie mais aussi très juste surgissement des fantômes familiaux, actualisation inquiète de leur héritage mi-breton mi-arménien. Mais Styx est surtout une traversée du langage, de cette constellation de mots dont tout un chacun serait construit. Jeu de mots douteux, autant de dérivations de la pensée. Mais surtout effort du langage pour fixer une réalité aussi évidente que fugace. La langue alors fait sauter les liens logiques, use de la parataxe (jolie élision de tous déterminants dispensables), voire se condense en poème où apparaît le décor et les impressions. Un surprenant voyage intérieur.


Un grand merci aux éditions de L’atelier contemporain pour l’envoi de ce récit.

Styx (285 pages, 20 euros)

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