
La fraternité, le lien entre les hommes, et les femmes, au nom de la traversée commune d’épreuves, remède mauvais contre l’effondrement mafieux, individualiste, d’une époque. Ample polar, Le dernier Afghan explore, derrière les traumatismes de guerre, la reconstruction de la Russie, d’un homme ordinaire qui dans ses amours, son braquage, continue à aspirer à autre chose.
Ici on aime la Russie avec pas mal d’interrogations, avec aussi une sorte de fascination horrifiée, d’inquiétude sur ce que devient ce pays. Le polar, au fond, ne cesse d’interroger ce que deviennent les rêves, comment au quotidien on s’arrange avec une idée souvent grande seulement en principe. Trop souvent le genre s’accommode d’un encombrant âge d’or. Ce sera la manière première du roman d’Alexeï Ivanov : ce que serait censé nous devoir le passé. Le dernier afghan joue alors de l’analepse avec habilité. Il s’agit ainsi de suspendre le devenir incertain de Guerman, l’Allemand. Empruntant à un autre code du polar des plus admirables, le roman parvient à décrire la vie ordinaire, jamais totalement quotidienne mais juste banal, porté par les événements, par cette passivité qui jamais totalement ne vaut acceptation. Portrait d’un homme un rien paumé, dépassé par un monde qui ne comprend plus et qui, un jour, monte au braco contre les anciens amis qui, eux, ont trouvé à se placer, à utiliser toute leur violence. Le polar, à bien le lire, ne propose pas tant une explication qu’une mécanique factuelle qui vaut fatalité. Comment en est-on arrivé là ? Question universelle aux réponses multiples. Le dernier Afghan regarde tant vers le collectif que vers l’individuel. Sans option définitive, juste de savoir qu’on ne s’est pas battu pour rien, qu’il existe un autre lien que l’intérêt particulier.
Sans doute, ai-je tendance à confortablement penser vu d’ici, dans une forme d’occultation de son présent, la Russie interroge ses périodes de transitions. Alexeï Ivanov interroge non tant le traumatisme des anciens combattants d’Afghanistan mais comment un héros ambivalent de notre temps le transforme en idée afghane. Existe-t-il encore des héros, ne subsiste-t-il que dans l’inconscience passéiste de leurs provocations, cette inconscience hautaine, opaque, généreuse ? Le polar ou l’art de poser des personnages, d’en imposer les gestes et la fascination, toujours un rien malsaine, qu’ils produisent. Sergueï Likholiétov incarne dans ce roman le héros flamboyant, un peu fou, peut-être plus blessé qu’il ne veut bien l’admettre. L’auteur nous montre toute l’ambivalence de cette fraternité guerrière, ses restes et la violence qu’elle induit. Prendre ce que la société ne leur offre pas et que leur devrait. Imperceptible glissement entre le coup-de-poing, démonstration de la violence et réquisition mafieuse. L’idée afghane n’existe que dans sa récupération. Déjà les oligarques règnent. Le roman nous décrit par le menu leur magouille, on se laisse prendre ainsi à vouloir que cette fraternité, ivre, violente, subsiste. Sur plus de six cents pages, Le dernier Afghan propose alors un portrait choral de ceux qui ont traversé ses années 90. Ambition, désir de s’en sortir, la vie telle qu’elle va, sans jugement de l’auteur. Dans l’obstination surtout d’une souffrance qui ne parvient à se dire. Soulignons, dans cette dépressive opacité à soi-même, le joli portrait de Tatiana, l’Éternelle Fiancée, cet espoir amoureux qui reste l’ultime refuge du polar. Le roman s’organise par des retours du passé. Alexeï Ivanov décrit alors habilement des scènes de guerre, de guérilla, toujours suspendues au devenir de son personnage perdu dans sa datcha avec un peu trop de pognon appartenant à l’oligarque qui a repris, privatisé, l’idée afghane. Lecture constamment plaisante dans son oscillation entre l’intime et le collectif, le suspens et le temps suspendu des retours du passé.
Merci aux éditions Rivages Noir pour l’envoi de ce roman.
Le dernier Afghan (trad Raphaëlle Pache, 639 pages, 23 euros 90)