
Courte nouvelle sur l’annonce de la catastrophe, de l’effacement de l’idée de noblesse, de grandeur et de l’omniprésence matérielle, La venue d’Isaïe offre un destin parallèle – similaire et suicidaire -au protagoniste de Guerre & Guerre. Avec une certaine ironie, Laszlo Krasznahorkai s’empare, s’amuse, prend au sérieux la farce qu’est devenu le tragique, de nos inquiétudes comme d’un pressentiment de la fin d’un monde, d’un mode de penser.
Finir le cycle d’une relecture des romans de Krasznahorkai place dans une drôle de posture. Peut-être par une trop grande proximité (rapprochement trop fort d’œuvres lu en peu de temps) avec ce que je conçois comme ligne directrice de son univers : une manière de distanciation ironique avec une universelle déréliction. Biais interprétatif qui ne me convainc guère mais dont il ne m’est pas possible de faire l’économie. Dans toute la distanciation, par tous ces dispositifs narratifs (ici encore un homme halluciné de trois jours d’ivresse raconte son histoire à celui qui se prétend prêtre, fume sans doute sans écouter, part sans payer), Krasznahorkai se joue d’un discours que l’on pourrait aussi qualifier de réactionnaire. C’est comme la fin du siècle, du roman : l’effondrement supposé des grandes peurs collectives. « Tout s’est détérioré et tout s’est dégradé, poursuivit Korim. Insidieuse corruption du monde, la peur d’une menace invisible chez Krasznahorkai flirte avec la paranoïa. Peut-être la seule façon d’en approcher la vérité.
Tous ceux qui incarnaient la noblesse, la grandeur, l’excellence, restèrent, cloués sur place, si on lui permettait cette expression, restèrent cloués sur place en cet instant dont la véritable portée était encore insaisissable, et durent prendre acte de ce qui n’existait pas, n’avait jamais existé.
Déploration et déliquescence, comme dans Le tango de Satan on se surprend malgré tout à goûter cette atmosphère d’ivresse, ce langage qui ne trouve une forme que dans un dépassement mi-risible mi-magnifique. Nul n’est prophète en son pays nous serine la sagesse populaire, Isaïe aujourd’hui serait traîné dans la boue, relégué dans les marges, la dinguerie. Peut-être. Le grand intérêt de ce texte reste quand même d’offrir une doublure, de maintenir ouverte cette possibilité d’un sens inintelligible. L’ivresse fait s’en mêler les syllabes, il reste des mots indistincts, l’interprétation du narrateur. Mais, La venue d’Isaïe est aussi, avant tout, une doublure de Guerre & guerre : on y poursuit sous une autre forme la révélation majeure, le sens absent dont devrait continuer, fut-ce comme un complot, témoigner la littérature.