
La mémoire – sa perte et ses fixations – comme sujet et objet d’un roman qui décrit moins une histoire que le rapport d’un individu à son passé, individuel comme collectif. Avec une rieuse gravité, Guéorgui Gospodinov décrit toutes les manières dont notre contemporain fuit l’avenir, l’amnésie, se laisse prendre aux pièges politiques de la mémoire, invente des dédoublements aux dissolutions de l’individu. Le pays du passé ou le futur incertain d’un abritemps.
On continue à se réjouir des bien belles découvertes, malgré tout, de l’actualité littéraire. Je n’avais jamais entendu le nom de Gospodinov. Je sais lire le reste de ses livres. S’il ne s’agissait que de dire si j’ai ou nom aimé ce livre, tout aussi bien pourrais-je m’arrêter ici. Mais au fond, mes notes de lecture ne visent, sans doute faut-il le rappeler, pas véritablement à doter mes lectures d’une reconnaissance esthétique, une valorisation ou pire une notation. Capturons ce qui retient notre attention, altère notre perception du monde, invente une autre manière de voir le monde. Et Le pays du passé joue une très belle variation sur la mémoire, sa partition laisse entendre une vivante, amusante, réflexion sur le roman. Avec une belle ironie, Gospodinov, ou plutôt son narrateur – à moins que ce ne soit son double – rappelle que le roman fonde sa morale sur une interrogation sur l’athéisme. Un romancier, surtout dans ce roman, est un démiurge ; il revient toujours à Dostoïevski et son « si dieu est mort, tout est permis. » Le pays du passé semble, lui, partir de ce détournement : « un Dieu qui oublie, un Dieu atteint d’Alzeihmer, nous libérerait de tous nos devoirs. Sans mémoire, pas de crimes. » On peut compter sur l’auteur pour pousser cette proposition dans ces, comme on dit, ultimes retranchement.
La vraie vie du monde et de l’homme peut être décrite par quelques après-midi, par la lumière de quelques après-midi qui sont les après-midi du monde.
Contrairement à l’antienne (pour moi radicalement insuffisante) qu’il faudrait qu’un livre soit sincère, il faut alors noter que Gospodinov parvient à nous restituer l’odeur des souvenirs, leur lumière, leur ténacité. La très grande part d’invention qui rentre dans ce que l’on prend pour notre mémoire personnelle. « Le passé n’est pas seulement ce qu’on a fait. Parfois, c’est ce qu’on n’a fait qu’imaginer. » Peut-être, au bord de l’amnésie ne souviendra-t-on seulement des livres que l’on a pas lu, des noms de personnages plutôt que de ceux de nos proches. « Les histoires qui se sont produites se ressemblent toutes, les histoires qui ne se sont pas produites ne se sont pas produites chacune à sa façon. » Avant de bifurquer vers autre chose (mais n’est-ce pas là le propre de la mémoire, se souvenir par association d’images ?) le roman raconte l’histoire de Gaustine (« Gaustine que j’ai tout d’abord inventé avant de le rencontrer en chair et en os. À moins que ce soit l’inverse, je ne m’en souviens pas. L’ami invisible, plus visible et réel que moi-même. ») qui invente une manière de clinique pour se réfugier dans le passé. Grâce à une patiente reconstitution, des clopes et des objets, la matière des souvenirs, il propose à ses patients de trouver un temps où, contrairement au présent, ils ne seraient pas désorientés. On peut bien sûr y voir une image du roman, son tropisme à reconstituer l’extériorité du passé dans ses incarnations les plus visibles. Même si c’est, dans le roman, un truc qui me gonfle, cette tendance à croire que le passé ne se constitue que d’une succession d’air du temps, de souvenirs collectifs en vue d’être marchandisés, Le pays du passé interroge le peu de personnel de la mémoire. On peut aussi le voir comme ça : Le pays du passé, dans toute sa distanciation et son ironie, éclaire le roman national bulgare. Une télé et de l’eau-de-vie « on obtiendra sûrement le grand roman bulgare non écrit de l’époque. Tout aussi mauvais et médiocre que l’époque elle-même. » Sans qu’il s’agisse d’une reconstitution, d’une pénible vérification autobiographique, Gospodinov offre de saisissants aperçus du passé de son pays. La peur et le refoulement aigu de la sexualité. La fragilité de ce que l’on continue à prendre pour des souvenirs personnels.
Peut-on rassembler son « moi » de cette façon, par morceaux, à travers le souvenir des autres, et qu’en ressortirait-il à la fin, quel monstre frankeisteinien du passé résulterait de tout cela ? Un conglomérat de souvenirs et de représentations totalement incompatibles émanant de tant de gens.
Charmes vénéneux de la nostalgie. Quand on n’a plus d’avenir autant revenir au passé comme devenir. Voilà ce que se met à penser l’Europe dans son entier. Toute ressemblance avec une situation réelle… Et c’est très drôle. D’autant que l’on croit comprendre que l’auteur a demandé à ses traducteurs de différents pays qu’elle serait les choix de sa nation face à cette possibilité. En quelle décennie aimeriez-vous revenir, serait-ce possible de le faire collectivement. L’hypothèse suffirait à faire un roman. À la manière de Vila-Matas, Gospodinov s’en détourne pour revenir à une réflexion sur la mémoire. L’écriture aurait été inventé au moment où la mémoire ne suffit plus. Le narrateur lui-même perd la mémoire, vous l’aurez compris. « Ce que je n’oserai pas faire se transforme en histoire. » Seule la nécessité de la perte éclaire la mémoire. Gospodinov atteint à son temps retrouvé. Un certain premier septembre 1939. La mémoire ou l’art de déjouer les catastrophes ?
Un grand merci à Gallimard pour l’envoi de ce roman.
Le pays du passé (trad Marie Vrinat-Nikolov, 348 pages, 23 euros 50)