Deuxième version 5

Je suis en train de déraper. En pleine sortie de route même. Deux heures du matin, en train de lire un livre, à la lueur du plafonnier de mon véhicule de travail. À côté d’un bagne surveillé sans raisons explicables. Je finis par m’endormir sur cet abracadabrantesque témoignage. Quelque chose déconne, c’est sûr : je me mets à rêver. Quand je me réveille, il ne me reste que quelques images, de mon grand-père. C’est de ça qu’il est question, n’est-ce pas ? La tristesse de ceux qu’on a perdu, l’affection qu’ils continuent à nous prodiguer. Tout ceci se transmue en colère.

Pas seulement de n’être pas en avance pour le premier bateau. Foncer sur les routes désertes, retrouver ma fonction. Parler, partager un secret pour qu’il devienne quelque chose d’autre. Continuer à faire comme s’il concernait quelqu’un d’autre.

Bien sûr, de retour à vide à l’hôtel, il faut que je tombe sur celui que je prends, à raison la question n’est pas là, pour mon pire ennemi. Pas assez dormi, je déverse ma rancune. Elle reconstruit une version très crédible des faits.

L’autre dingue semble enfin disposé à m’expliquer ce qu’il me reproche. Parfum de fiction : il n’en sait pas plus que moi, il me prend à partie devant son employeur. Un passé en commun. Visiblement, il est très accroché à son grand-père, un ancien torturé.

Des oreilles se tendent, trop de clients à l’affût d’une rumeur, de quelque chose à raconter comme idéal souvenir de séjour. À eux seuls, ou presque, ils fomentent l’actualisation de l’existence de cet ancien bagne, de son passé qui se retrouve, un peu trop facilement, incarnée en deux clans adverses. À son habitude, Julien se tait, s’enfuit.

Atroce, ce livre dans sa complaisance. Fascination pour l’horreur ; un regard de mec derrière cette reconstitution perverse. Un soupçon m’aide à dépasser mon dégoût. Entre deux scènes de barbaries, le récit distingue deux personnages, leur haine — comme dans un mauvais téléfilm — annonce déjà un rapprochement. Dans un roman j’imagine que ce serait l’indispensable note d’espoir. Là on sent seulement la rancune, les accusations détournées.

La femme est impuissante. Un prisonnier, beau comme le jour forcément, la titille, profite de ses faiblesses. Le bagne et sa sexualité. Je n’avais pas besoin d’autant de détails. Dans une suspension agaçante, le récit se clôt sur la possibilité d’un lien qui perdure, un enfant serait né. Il aurait grandi en sauvageon, dans les couloirs, entre deux cellules, entre deux épisodes de violences et de naufrage des ultimes années de ce bagne. On se remet comment de ce genre d’enfance ?

Julien vient suspendre la question. Il regarde mon livre avec dédain, se détourne. Il baragouine un truc. J’acquiesce avant de comprendre qu’il ne peut pas me parler ici. Si la mer est un fond indispensable à ses lacunaires monologues, ça me va.

On emprunte un scoot. Sans casque, à fond sur les routes à lapins. Ivresse, vitesse. L’instant d’après on est à Deuborh. La pluie aussi. Un début de saison brumeuse. On feint de regarder la mer, le continent caché.

Tout ce que je dis sonne faux. Elle, attendrissante, elle le croit. Je lui parle des perturbations mentales de ma mère, la vie en marge de tout qu’elle me faisait mener quand elle arrivait à être là. Comment gamin j’ai vite plus réussi à croire à ses histoires, à la manière dont elle aurait vécu en lisière du bagne, une bâtarde abandonnée. Élevée collectivement, dans le quartier du personnel. Cette prison, à peine mieux lotie que la vraie, elle ne l’a jamais supportée. Du père de ma mère qui, selon la légende colportée, aurait vécu après sa libération dans la forêt. Comment je me suis débrouillé pour m’éduquer seul, ailleurs, avec toutes les bonnes âmes de l’île. Une des dernières fois que je l’ai vu, avant qu’elle ne décide d’en finir avec cette folie, elle me disait avoir écrit un témoignage. Tout le monde saurait. Comment je n’y ai pas prêté attention, comment tout le monde évitait d’évoquer devant moi ce pitoyable secret. Je me tais, pas trop la peine de lui dire ce que je n’ai pas trouvé dans cette occupation.

Nous repartons. Elle conduit.


L’épisode précédent est à retrouver ici

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