Vareuse-Blanche ou le monde d’un navire de guerre Herman Melville

Immersion dans une frégate-monde, au creux de ses martiales hiérarchies, ses injustes et autres iniques sanctions. Avec la justesse du regard d’un grand écrivain, l’étrange et indécidable distance des narrations de Melville, Vareuse-blanche est infiniment plus qu’un simple récit autobiographique ou historique. On y voit Melville construire son empathique séparation au monde qu’il décrit avec une exhaustive sensibilité. Un très grand livre dans l’inquiète fascination qu’il suscite.

On pourrait commencer ainsi : dans ce livre, Herman Melville ouvre une des voies d’eaux de la littérature américaine. Celle du romancier expérimentateur, un déclassé en voyage dans les rudesses du monde, un solitaire qui, à l’écart, invente le sens de la communauté. Mais, aussi l’exactitude d’un certain désir d’exhaustivité. Il tient lieu dans Vareuse-blanche d’intrigue romanesque. Melville y donne à entendre les voix des marins, est le plus souvent comme absent de ce qu’il raconte. Il découpe ses chapitres en thèmes abordés, en anecdotes, quasi en épisodes. On se laisse prendre à une sorte de fascination. D’aucuns pourraient trouver ce livre prodigieusement ennuyeux, il est captivant. Il ne se passe rien ou presque ; l’attente comme condition de vie. Certes d’une manière moins marquée, moins tendue aussi, que dans Moby Dick, la prose laisse entendre une belle tension métaphysique. Toute description, surtout précise, ne manque pas d’interroger le sens dernier à ces jours qui s’écoulent. Pourtant, on reconnaît aussi ici l’auteur de Pierre ou les ambiguïtés dans la présence absence de celui qui n’est désigné que dans son fantomatique vêtement.

Il n’y a pas de mystère hors de nous-mêmes.

Avant l’éprouvant passage du Cap-Horn, de retour d’un séjour sur un baleinier, le narrateur se confectionne une vareuse, blanche, faute de mieux. Elle attire l’eau et les regards. Le narrateur sera ainsi distingué, davantage désigné pour les tâches difficiles. Première sortie de l’anonymat sans pour autant que ce narrateur finisse par tenir un rôle autre que celui de témoin. La seule singularité est peut-être de continuer à regarder. Mariette Navarro le souligne dans Ultramarins : les marins n’appartiennent pas tout à fait à l’ordre des vivants, ils évoluent dans une autre existence. « Il n’y a jamais eu de grand homme qui est passé toute sa vie sur la terre ferme. » Vareuse Blanche s’aventure alors parfois vers le roman : des scènes assez drôles d’opération à bord, pure boucherie par prétention médicale.

La dépravation de l’opprimé n’est pas une excuse pour celui qui opprime ; mais elle est plutôt une honte supplémentaire pour lui, car la mauvaise conduite est, dans une large mesure, un effet plutôt que la cause et la justification de l’oppression.

Il faut bien le dire : la très grande force de Vareuse Blanche tient à la pertinence de son regard sociale. Diatribe incroyablement justifiée contre les châtiments corporels, la domination hiérarchique absurdes dans autant d’exemples incroyablement incarnés. On aurait ici, pour ainsi dire, l’exact inverse de L’heureux retour. Melville prend toujours le point de vue des simples matelots, ceux qui subissent la vie à bord de cette frégate monde, de cette manière de « communisme domestique », ce vol de tous par tous dans cet univers clos. Le statut indéterminé du narrateur, ni dedans ni dehors, participant toujours marginalement, lui permet de ne jamais céder à l’hagiographie. Implacable réquisitoire contre le fouet, Melville n’en occulte pas moins les torts, les errances des marins. Descriptions enlevées de leurs magouilles, notamment dans la contrebande d’alcool. Une vraie sympathie, rendu de leurs langues, leurs colères et leur soumission à l’injustice. Un imparable document historique.

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