Les filles d’Égalie Gerd Brantenberg

Satire hilarante d’un renversement systématique, langagier, de la domination genrée. Gerd Brantenberg invente une dystopie où les femmes ont tous pouvoirs jusqu’à celui de rendre impensable toute alternative. Très fine réflexion sur tous les diktats (séduction, reproduction, charge mental) dont on comprend en les rejetant sur le masculin l’emprise et l’impensé. Les filles d’Égalie drôle et puissant manuel de féminisme.

Comme cela devrait être le cas pour tout roman, le premier charme de celui-ci, devenu un grand classique en Norvège, apparaît par son travail de renversement de la langue. Saluons alors le très remarquable travail de Jean-Baptiste Coursaud son traducteur qui a su trouver des termes à la fois étrangers et proches pour montrer à quel point toute domination est avant tout question de discours. Le masculin l’emporte sur le féminin : règle intemporelle d’autant qu’on peine à en justifier le bien-fondée logique. Pas inutile de rappeler qu’un des plus sûrs objets de domination est la vaine objection : on a toujours fait comme ça. Les filles d’Égalie prouve avec une élégance ironique qu’il est possible de faire autrement. Un subtil décalage, un autre emploi de la langue, c’est ce que devrait proposer la littérature. Gerd Brantenberg parvient ici à d’abord féminiser toutes les formules, force le lecteur à se demander en quoi elle serait plus laid, plus infondé grammaticalement, de dire, par exemple, elle pleut. C’est sans doute la grande réussite de ce roman, de sa traduction donc : rendre parfaitement intelligible l’altération sémantique d’une autre façon de penser. De très belles et drôles trouvailles : la fumanité, la reinauté, le matriotisme (grand hâte d’essayer cette dénomination sur les fachos alentours) et, mon préféré, on s’en cyprine.

Par-delà le vocabulaire, Gerd Brantenberg créé un univers complet. Certes, on peut d’abord penser que cette inversion systématique s’avère outrancière, que le ton didactique des exposés des différences de ce monde n’est pas d’une imparable fluidité. Sans doute faut-il comprendre toute l’ampleur de l’ironie de Gerd Brantemberg. On serait prêt à la dire voltarienne faute de référence féminine. On oserait alors le conte philosophique, la démonstration patiente de tous discours. Peut-être même de l’inanité d’un désir de revanche. Les filles d’Égalie emprunte un schéma narratif classique, celui de tant de romans dits proto-féministes. Pétronius affronte le bal des débutants, une sorte de viol collectif organisé dans des cabines de touches. Les hommes, portant souvent leur premier soutien-verge (leur soutiv!) doivent s’y parer comme des poupées, pour satisfaire le désir de femmes. Absurde, n’est-il pas ? Pourtant le récit américain nous a vendu à satiété ce mythe. Gerd Brantenberg profite de sa satire d’ailleurs pour mener une belle réflexion, en miroir donc, sur la sexualité. Dans son monde inventé, les hommes n’éjaculent pas, craignent de faire un enfant dont ils auront la charge, par frottement, ils servent à assurer le plaisir féminin. Le livre a été écrit en 1977, espérons aujourd’hui cela évident. Les filles d’Égalie reprend ensuite, épuise quasiment, les thèmes de la domination. Toujours avec une grande finesse dans l’éclat de rire, l’embarras aussi. Pétronius veut devenir marine-pêcheur, impossible destin pour un homme qui doit se laisser pousser la barbe, rester à la maison s’occuper de sa beauté puis des marmots. Histoire d’une lente prise de conscience. Il faut souligner aussi que l’autrice ne se laisse jamais aller au pessimisme béat.

Tant qu’un seul sexe exerçait son autorité et son contrôle sur un autre sexe, nulle ne trouverait jamais quelle était la différence réelle entre deux sexes – d’un point de vue psychique – si tant est qu’il y en ait un.

Une bonne satire n’épargne personne. Pétronius devient masculiniste, découvre à quel point toutes les luttes pour l’émancipation ont été effacées de l’histoire. Les femmes l’écrivent, elles s’appuient sur la prétendue condition masculine. Franchement très drôle de voir comment la nature, dans n’importe quel discours, peut servir de justifications. Les hommes ne comprennent rien à l’agriculture, les femmes oui car elles sont reliées à la nature par leurs règles. Les arguments de cette clitocratie sont tout aussi intenables que ceux de la phallocratie. Notons aussi que Les filles d’Égalie devient alors un redoutable portrait des luttes des années soixante-soixante-dix du siècle dernier. On s’amuse de découvrir les amaryxistes, décalques des marxistes qui pensaient la question du genre petit-bourgeois. Après le Grand-Soir tout serait résolu. Gerd Brantenberg est plus fine que cela : elle montre que malgré tout l’oppression du genre est aussi sociale. Les femmes de la petite-bourgeoisie signe un pacte de protège paternité ; les hommes restent au foyer. Sinon, ils sont employés à des tâches subalternes et pénibles. Encore une formule pour se faire des amis dans certains milieux : les masculinistes sont tous des gouins. L’évolution de Pétronius dans les luttes d’émancipations permet de déconstruire les clichés admis, aujourd’hui encore reproduits, contre le féminisme. Visiblement on n’en est pas sorti.


Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.

Les filles d’Égalié (trad : Jean-Baptiste Coursaut, 376 pages, 22 euros)

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3 commentaires sur « Les filles d’Égalie Gerd Brantenberg »

    1. Je sais pas trop, je veux dire, on prêche toujours à des convaincus. Pourtant, le livre est vraiment drôle, avec une ironie assez mordante. Le roman, par ailleurs, date de 1977, ce n’est sans doute pas anodin dans sa compréhension.

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