
Monologue oppressant — fluviale et ferroviaire — où la réalité tente d’être dénoncée, le passé de ressurgir, la vie de s’imposer dans une version presque acceptable. Par cette histoire d’un homme qui marche, accompagné de son nuage d’expiations trop amères tenu en laisse, Alessandro Cinquegrani laisse affleurer les gémellaires dédoublements de la réalité, toutes les paniques surtout de ce que l’on ne saurait dire. Un grand plaisir à braconner sur les terres de la culpabilité, sous les flots submersibles, possiblement menteurs, de l’honnêteté.
On est très content de découvrir un nouveau titre des éditions Do qui, une fois de plus (notamment après, entre autres, la très sombre magie du Vol de Botjan de Florjan Lipus ou encore la noirceur historique du Roman du siècle ou le très beau et drôle Demain s’annonce plus calme de l’indispensable Eduardo Berti) entraîne leur lecteur dans un monde singulier surtout par le rapport unique qu’il entretient à la langue. Profitons d’ailleurs de l’occasion pour déjouer les pronostics des pessimistes : dans ce temps de forte actualité éditoriale, avec un peu d’attention, on trouve aisément des livres à la langue d’une résistante densité, à l’écriture comme spéculation sur les fausses évidences, leurs versions arrangeantes où s’embourbent nos vies. La prose d’Alessandro Cinquegrani saisit par son usage de la répétition, la rythmique des obsessions de son personnage ainsi révélées. Alors, certes, l’auteur étant prof de fac, on pourrait reconnaître facilement des modèles : disons de Thomas Berhnard, pour l’âpre noirceur du propos et le lien au roman national ainsi induit, à Krazsnahorkai pour l’arrière texte biblique. Mais, je pense ces références insuffisantes tant à peine elles servent à illustrer à la fois la simplicité du passé incertain, du contemporain fuit, que parvient à creuser Braconniers. Peut-être est-ce le plus beau de ce monologue : cette impression d’intemporalité qui touche à l’éternel. La répétition comme manière de ne pas séparer ce dont on se souvient, veut ou croit se souvenir, de ce qui se passe ou voudrait se passer ; le monologue comme arpentage patient de l’espace littéraire.
Et je pense à ce con de cerveau dont on est équipés, qui pense ce qu’il veut penser et te fait croire ce qu’il veut croire, combien de défenses, combien de distances, combien de cons de mensonges on est obligés de se raconter pour faire semblant d’être heureux, pour s’obliger à être amèrement innocents ou satisfaits, combien de conneries, me dis-je en jetant ma cigarette à moitié fumée, et je dis : allons-y, il commence à pleuvoir.
Tous les matins, un homme parcourt douze kilomètres sur une voix de chemin de fer pour retrouver sa femme qui attend la mort, espère un suicide auquel peut-être sait-elle ne pas pouvoir atteindre. Peut-être est-ce là tout l’enjeu du roman, du parcours routinier de son narrateur pour le moins. On découvrira, bien sûr, qu’il est nettement moins innocent que prévu et, originalité, peut-être moins coupable que ce qu’il ne croit. Augusto marche, il laisse le passé lui revenir, son expiation le suit comme le nuage de fumée des pneus qu’il cramait, pardon recyclait, pour gagner sa vie, assurer la sécurité matérielle de sa petite famille, vécue comme une revanche sur celle de son passé. Sa femme est couchée chaque matin sur les rails en attendant la mort, son petit-fils de dix-huit mois est mort, son frère est un fantôme qui le hante comme la culpabilité d’avoir possiblement menti pour sauver son père terroriste néonazi, sa mère était catho intégriste. Elle est pas belle, la sainte famille « démochrétienne », la prospérité de l’Italie du Nord-Est ? Reste alors sans doute seulement à braconner à la lisière de la réalité, du silence aussi. La femme du narrateur se réfugie dans le silence, lui se parle seul. Alessandro Cinquegrani, sans insistance, mais avec un rien d’humour (d’invention langagière sur la dénomination de psychiatres sans salvation) ausculte ce que l’on peut dénoncer, les limites de ce qu’à soi-même on peut avouer. Dans son format resserré, Braconniers est une belle fresque de famille : laissons au lecteur le plaisir d’en découvrir rebondissement.
tu n’as pas peur de toi, de comment tu es et de comment nous sommes et d’où nous irons, de ce que nous ferons, tu n’as pas peur, toi, de te souvenir et du passé, tu n’en as pas peur, tu n’as plus peur, tu n’as peur de rien, toi, tu n’as même plus peur de ma tirade, de mes mots, tu n’as pas peur, pas une expression sur ton visage, toi qui n’as pas peur
Parlons seulement de la manière dont Braconniers interroge la certitude de la réalité comme un fraternel, ou qui sait, amoureux, détournement. On ne sort jamais des structures du récit, la haine est toujours avant tout fraternel suggérait Daniel Mendelsonh. L’avers et le revers de la monnaie de singe dont nous nous payons. Le texte est aussi une réécriture du mythe de Caïn et d’Abel. La réalité pourrait, dans Braconniers, existé dans ses deux versions antagonistes : le fils était-il assez précoce pour monter seul sur une chaise, qui a fourni un alibi trompeur au père ? On ne le saura pas, il reste seulement la souffrance, ce message assez peu compréhensible, mais comment elle révèle ainsi celle de celui qui en témoigne. C’est la très belle idée de la proclamation du frère, de son passé traumatique avec un directeur de conscience, un caïman, c’est le nuage qui accompagne tout ce que le narrateur ne peut pas dire, c’est le silence buté de sa femme, ses derniers mots, à elle, juste avant le naufrage comme maigre possibilité de continuer, malgré tout.
Un grand merci aux éditions Do.
Braconniers (trad : Laura Brignon, 136 pages, 17 euros)