
Le corps, le qaa, la taïga. Roman des identités (sexuelles et ethniques) multiples, de la peau et des esprits, de la découverte de soi à l’épreuve des autres, L’arbre de colère plonge le lecteur dans un Grand-Nord réinventer, dans une vie autochtone dont il excelle à peindre désirs et mystères. Pour son premier roman, Guillaume Aubin retrace l’itinéraire de son héroïne, parfois attendue au point de paraître anachronique, souvent délicieusement étrange par langue sensible et sonore.
Au premier abord advient une réticence, mais seulement quand on envisage L’arbre de colère de l’extérieur, par son argument. Avec un rien de mauvaise foi, on pourrait envisager l’intrigue de ce roman comme un rien contemporaine, comprendre un peu trop vendeur. La dysphorie du genre serait-elle en train de s’installer tel un lieu-commun ? Ou seulement comme un thème en écho à sa moins mauvaise reconnaissance. Allez savoir. On y reconnaît en tout cas une manière intéressante de circonscrire un personnage, d’interroger ainsi les déterminations communes aux deux genres. Cependant, le fait que son héroïne soit une « sang-mêlé » parfois retient un rien la lecture par un soupçon d’angélisme, voire de retour du mythe encombrant du « bon sauvage ». Les deux tribus antagonistes de L’arbre de colère accueillent avec une étonnante tolérance cette fille ayant survécu au massacre, qui s’habille comme un garçon en étant une fille. Il faut alors être reconnaissant à Guillaume Aubin d’instiller ce nouveau doute : et si, hors de mes méconnaissances ethnographiques, les peuples primitifs connaissaient et acceptaient cette difficulté à se définir dans un genre prédéterminé, et si opprobre et intolérance n’étaient que de notre fait.
Ce serait une belle histoire pour expliquer le monde, si seulement elle était vraie. Mais je n’arrive plus à voir autre chose que l’illusion. Je vois comme il coud les idées entre elles. Le pénis avec la chasse. Le sang avec la mort. La marmite avec le vagin.
Au fond, au risque de l’illusion, la littérature doit continuer à proposer un autre discours que celui dominant. Laissons-nous hanter par la déconstruction, toujours. Le style c’est sans doute se soustraire aux figures entendues du langage, à ses automatismes, à ce qu’il impose pas si inconsciemment. « Les récits ne se rappellent jamais des faits. Jamais des pensées. Seulement des émotions des corps. » La langue des corps, les effleurements de la peau, la conscience des limites du Soi comme langage primitif, premier en tout cas, de l’émancipation. Certes, on l’a beaucoup lu, mais sans doute n’y échappe-t-on pas. L’arbre de colère y trouve une autre manière de mettre en jeu un récit initiatique. Guillaume Aubin y met en branle une poésie plus âpre, rugueuse comme nos corps à corps, que celle, très belle au demeurant, de Bérengère Cornut dans, sur un sujet fort proche, De pierre et d’Os. Une vraie réussite que cette écriture à ras des impressions, cette prose dans la magie primordiale du ressenti, de cette écoute qui tient lieu de lien respectueux au monde. Sans doute parce que Guillaume Aubin sait que la littérature est l’ultime porte vers l’autre monde. L’héroïne est littéralement née de ce passage. Elle est recueilli par un chaman dans le ventre d’une femme agonisante, sacrifiée pour excuser la violence de ce qui deviendra sa tribu d’adoption. On aime alors que L’arbre de colère ressemble fort à une libre interprétation du mythe, qu’il interroge toujours le lecteur sur la réalité, celle documentée, de ce qui est racontée. Des sortes de décalages, des impressions d’anachronismes comme pour rappeler qu’il existe un autre monde, celui de l’auteur, le nôtre. Ainsi, le roman raconte aussi la perte de la croyance, l’immixtion des Barbes, pêcheurs de morues, tueurs de baleines, leurs invasion par le grand nombre, l’imposition de l’offre et de la demande. Les sacrifices deviennent ritualisés, la guerre commerciale. Le roman raconte toujours un monde qui s’enfuit. Guillaume Aubin en fait une contre-narration, un autre discours loin de l’oppression. Un peu de doute pour pointer le fait que tout ceci reste une illusion. Ainsi, les deux tribus s’affrontent dans une sorte de jeu de balle un rien anachronique. L’héroïne, celle qui ne deviendra que la prophétique Fille Rousse qu’en livrant la terre sacrée, certes au nom d’un massacre sans revanche, d’un retour aux origines, appartiendra toujours à ces deux tribus. Sans doute est-ce notre lot, nos autres Modernes, le divin métissage, la seule appartenance étant celle heureusement inventée. Notons pour refermer cette trop brève évocation que la magie est elle aussi convoquée comme une autre réalité, sans vérification dans notre monde usuel. De très belles pages sur la consommation de qaa, cette drogue rituelle, sur les visions chamaniques qu’elles apportent et qui restent sans réponse. Notons aussi l’habile manière dont l’auteur fait du corps de son héroïne l’outil de sa vengeance, dont il suggère que la prostitution est ferment premier du colonialisme, le désir occidental sans contact avec la peau, sans effleurement de se vouloir seulement pénétrant.
Un grand merci à La contre-allée
L’arbre de colère (343pages, 21 euros)